Quels éléments, marques, traces permettent à l’analyste d’être orienté vers l’existence d’un trauma sexuel ?

Dans le cadre de ces réunions préparatoires au colloque sur la question de l’inceste, notre groupe n’a pas souhaité que des présentations cliniques soient exposées.
Le travail que je vais vous exposer repose sur des observations et repérages que j’ai pu faire depuis de nombreuses années sur des patients victimes de traumas sexuels principalement, à caractère incestueux, mais également, à l’appui de témoignages écrits.
Dans la clinique psychanalytique, certains indices peuvent orienter l’analyste vers l’hypothèse d’un trauma à caractère sexuel (viol, inceste, abus). Ces éléments se manifestent à différents niveaux du discours, du soma et des formations de l’inconscient.

Indices langagiers et signifiants marquants
  • Les trous et les ellipses dans le récit : des moments de l’histoire du sujet restent flous, interrompus ou évités, évoquant une absence, quelque chose qui serait là, mais inatteignable. Parfois des pans de l’histoire du patient ne lui sont plus accessibles (exemple d’une patiente de 50 ans dont les souvenirs n’émergent qu’à compter de ses 17 ans, amnésie totale de l’enfance et de l’adolescence). Le roman familial permet parfois de masquer, de transformer, de voiler un secret de famille indicible, avec des expressions rapportées par le patient comme : untel a « beaucoup souffert » ; « il a toujours été comme ça » ; « il est malade », sans précision de la pathologie ou de la cause de ladite maladie ou souffrance. Ces phrases elliptiques s’inscrivent, s’enkystent dans le langage famililal.
  • Des figures métaphoriques ou des euphémisations : des termes ou expressions récurrentes dans le discours du patient comme : « je n’étais plus moi-même », « je ne ressens rien », « je n’ai plus de désir », « on m’a volé mon enfance », « je me sens engluée ou embourbée », « j’ai l’impression d’être poisseuse ». Ou encore à propos de la famille ou du père l’expression métaphorique de « la pieuvre » ou « du monstre ». (Au sujet du monstre, au XIXès, ce terme était souvent utilisé pour désigner le crime d’inceste : « actes monstrueux », « pères monstrueux » : ils sont un double monstrueux de l’humanité et l’on ne peut donc dénoncer leurs gestes que sur le ton de l’épouvante et du scandale en utilisant des hyperboles, écrit Fabienne Giuliani – « Crimes sans nom, dire l’inceste dans la société française du XIXès »). L’absence de parole et un silence assourdissant, souvent prolongé d’une séance à l’autre peuvent masquer un événement traumatique plus ou moins présent, conscient, qui affleure, impossible à nommer, à articuler. Des euphémisations comme : « chez nous, c’était comme ça » ou « ça a toujours été ainsi », « ça n’est tout de même pas si grave que ça » ou « il a sans doute dû se passer quelque chose ». « Il n’a pas été qu’un mauvais père », disait une mère en parlant de son mari, suite à une tentative de suicide de sa fille.
  • La répétition de certains signifiants : des signifiants, souvent en lien avec la saleté, les excréments, le sentiment d’être enlisé peuvent revenir de manière insistante ou déplacée (les ordures, le magma, la glue, la boue, l’enfer reviennent régulièrement dans la bouche de certains analysants.) Souvent, la culpabilité et / ou la honte viennent scander le discours du patient dans lequel il se sent sale et pas aimable, inférieur ou marginal, sans consistance, invisible, insensible, mal-aimable, sans valeur. Ces considérations personnelles s’accompagnent souvent d’un état d’inhibition, d’apragmatisme et d’anhédonie.
  • Discordance entre le contenu du discours et l’affect : le patient peut parler de certaines scènes avec détachement excessif ou, à l’inverse, éprouver une forte émotion pour des détails apparemment anodins. L’insistance sur des éléments de prime abord, insignifiants ou éloignés du sujet viennent masquer un souvenir, une pensée, un dire inaccessible au patient : une analysante me parlait avec beaucoup d’émotion des abus incestueux de son grand-père vis-à-vis de ses tantes, évoquant une charge pour elle, un fardeau, alors même qu’elle ne les connaissait que très peu. Ceci est venu masquer, comme un souvenir écran, deux agressions sexuelles qu’elle avait elle-même subies et qu’elle a par la suite révélées.
Actes manqués, lapsus et formations de l’inconscient

    Les manifestations de l’inconscient peuvent révéler un contenu latent lié à un trauma sexuel.

    • Lapsus : la déformation de mots, leur condensation ou leur déplacement peuvent trahir un contenu latent (ex : un patient qui me parlait d’une femme qu’il avait rencontrée en disant d’elle qu’elle pourrait être « la femme de ses enfants », au lieu de « la mère de ses enfants ». Lapsus intéressant, lui qui baigne depuis toujours dans un climat incestuel avec sa mère où celle-ci lui explique comment il doit procéder pour faire jouir une femme, lui relatant ses propres rapports sexuels ou se promenant nue devant lui jusqu’à un âge très avancé. Un autre me disait qu’il devait s’occuper de sa compagne dépressive comme d’une mère et non comme une mère, venant se positionner dans la relation amoureuse en soignant sa propre mère ou les gestes entre la mère et le patient pouvaient être parfois ambivalents.
    • Oubli sélectif ou remémoration partielle : incapacité à se souvenir de certaines périodes de l’enfance, de certains lieux ou personnes. Certains patients peuvent souffrir d’une amnésie concernant des périodes infantiles sur des durées parfois très longues (cette patiente de 50 ans qui n’arrive pas à se souvenir de lieux, personnes, fêtes familiales, jeux avec la fratrie etc. sur les 17 premières années de sa vie. Seuls, ont émergé deux souvenirs de voyage avec son entraineur de danse avec qui elle avait dormi. S’est alors remémorée des attouchements qu’il lui avait fait subir.
    • Actes manqués : difficulté à se rendre à des rendez-vous importants, perte d’objets en lien avec le trauma (objets signifiants comme les clefs de la chambre). Une patiente avait logé sa propre fille dans la chambre dans laquelle, enfant, elle était abusée par son frère aîné. Cette chambre fut aussi le théâtre de viols de son propre père sur sa fille, à elle. Elle me dit qu’elle ne comprenait pas ce qui l’avait amenée à procéder ainsi, s’étonnant du choix opéré alors que la propriété contenait un grand nombre de pièces. Elle s’est exclamée en séance : « c’est assassin de ma part ! ».
    • Rêves récurrents ou cauchemars : scènes floues de poursuite, enfermement, nudité imposée, incapacité à crier ou à bouger, boue ou excréments dans lesquels le patient s’enlise, invasion de bêtes rampantes empêchant le patient de sortir d’une pièce, etc. : une analysante rêvait qu’elle était dans une pièce sombre, seule. Le signifiant « polytechnicien » revenait comme une sorte d’écho ou d’inscription dans l’espace clos et ce à plusieurs reprises, dans le cadre de rêves récurrents. Ce n’est qu’après associations autour de ce signifiant qu’elle révéla l’inceste répété par son oncle polytechnicien et patron d’industrie française durant l’âge de 4 à 21 ans. Abus commis, non seulement sur elle, mais également sur son frère, sa sœur et deux de ses cousines.
    • Pensées brèves et envahissantes : des pensées comme des flashs peuvent faire effraction dans l’esprit du patient. Pensées souvent inavouables car irreprésentable comme par exemple, cette femme qui, en présence de son père, avait des images d’elle lui faisant une fellation. Elle a très longtemps gardé pour elle ces surgissements mnésiques, les considérant comme étant délirants et inavouables, jusqu’au moment où elle comprit qu’il s’agissait bien d’un reste traumatique infantile.
    Manifestations corporelles et somatisations

      Le corps parle lorsque le langage fait défaut, le Réel surgit par manque de symbolisation de la chose traumatique, au travers de troubles somatiques parfois très invalidants.

      • Douleurs chroniques inexpliquées : douleurs pelviennes, maux de ventre, tensions musculaires, migraines, kystes bénins à répétitions, fausses couches : une patiente a développé durant plus de 40 ans différentes grosseurs dans et sur son corps (kystes, tumeurs bégnines, abcès etc.) sans que jamais, celles-ci ne présentent un caractère malin. Ces grosseurs étaient l’expression somatique d’être engrossée par son père. Père qui abusa d’elle durant plusieurs années, lorsqu’il venait la rejoindre la nuit dans sa chambre.
      • Blocages sexuels ou aversions : phobie du contact, dégoût face à certains gestes, sensation d’insensibilité corporelle, comme si certains organes (sein, sexe, muqueuses etc.) étaient anesthésiés voire morts, rejet d’une partie du corps, devenue tabou, inhibitions, repli sur soi, anorgasmie, vaginisme, allant parfois jusqu’à des crises hystériques avec conversions somatiques. Une patiente de 75 ans me parle du dégoût qu’elle a pour ses seins et de leur totale insensibilité depuis des décennies. Partie de son corps qui a fait l’objet d’attouchements de la part de son frère aîné lorsqu’elle avait entre 8 et 13 ans. Une autre patiente, victime d’un vaginisme sévère, qui ne lui permettait pas d’avoir des rapports sexuels, ni même de pouvoir utiliser de tampons hygiéniques jusqu’à l’âge de 38 ans, avait été témoin du viol de sa sœur par son oncle. Son vagin s’était alors hermétiquement fermé, lui assurant qu’elle ne serait jamais pénétrée par lui. C’est au cours de la cure, après avoir pris conscience de l’effet traumatique indirect sur elle-même, que son vagin est parvenu à se dilater et qu’elle a pu, par la suite, avoir des rapports sexuels et donner naissance à un enfant.
      • Compulsions sexuelles non maîtrisées : le patient peut exprimer une capacité à avoir des rapports sexuels non désirés comme s’il était dans un rapport hypnotique avec un homme rencontré lors d’une soirée ou même dans la rue. Selon la théorie de « l’identification à l’agresseur », la victime s’oblige à se soumettre automatiquement à la volonté de l’agresseur, à deviner le moindre de ses désirs, à lui obéir en s’oubliant complètement, et à s’identifier totalement à lui. Ou encore, cette autre patiente qui était capable d’avoir des rapports multiples avec différents partenaires dans la même soirée, ou enfin, cette autre qui jouit de rapports violents qui, à la fois, lui font peur tout en l’excitant etc. Certaines patientes qui ont eu des rapports sexuels très tôt, souvent avant l’âge de 15 ans avec un partenaire plus âgé et, pensant être vierges, se sont aperçues que leur hymen était déjà percé et qu’elle n’avait pas saigné lors de l’acte sexuel présumé « premier ». Ou encore, le cas d’une autre qui évoque le fait qu’elle ne comprenait pas tout le battage que l’on fait à propos des rapports sexuels car elle, ne ressent rien. Les patients victimes d’inceste confondent amour et acte sexuel. L’enfant venait chercher de la tendresse et attention auprès de l’adulte, indispensables pour se construire et se structurer. Le prix à payer a été une sexualité prématurée et incomprise par le sujet, qui n’avait pas les moyens de l’appréhender. Par la suite, la clef d’entrée dans le rapport à l’autre a toujours été d’ordre sexuel. L’acte sexuel devenant exclusif du sentiment amoureux.
      • Crises d’angoisse : accès de panique sans raison apparente, claustrophobie, agoraphobie, état d’engourdissement, crises de tétanie, évanouissements, crises d’épilepsie ou de dépersonnalisation lors de certaines interactions ou face à certains évènements. Une patiente ne parvenait pas à prendre l’autoroute car les voies ne lui permettaient pas de se dégager et d’en sortir facilement. Elle se sentait oppressée, manquait de respiration et s’échappait à la première sortie. Les voies autoroutières lui ont rappelé le couloir menant à sa chambre que son père empruntait pour venir la violer durant la nuit. Pas d’issue possible. Cette même patiente a été victime pendant plus de 50 ans de crises d’épilepsie qui ont été endiguées par le travail psychanalytique. Guérison confirmée au travers d’éléctroencéphalogrammes à présent, diagnostiqués comme étant « normaux » par son neurologue.
      • Dissociations : certaines patientes évoquent la sensation de ne pas être présentes dans l’acte sexuel et ne rien ressentir, comme si le corps était donné en « pâture » au partenaire, tandis que l’esprit était ailleurs. Ce clivage permet au sujet de préserver une partie de lui-même du désastre. Une patiente m’a dit récemment, qu’elle avait deux « moi ». Dans « traumatisme et construction psychique », Ferenczi dit que le moi abandonne entièrement ou partiellement le corps, la plupart du temps à travers la tête, et observe de l’extérieur ou du haut le destin ultérieur de son corps en particulier de ses souffrances ». Il parle de « fragmentation » (1930) où l’abandon de la perception unifiée fait au moins disparaître la souffrance simultanée d’un déplaisir à faces multiples. Chaque fragment souffre pour lui-même éliminant une souffrance unifiée insupportable.
      • Automutilation, troubles alimentaires : la honte ou la culpabilité refoulées peuvent s’exprimer par des comportements autodestructeurs : scarifications, boulimie, anorexie, prise de poids excessive, conduites à risques etc. Ainsi, une jeune patiente s’est scarifiée la cuisse droite durant quelques années, endroit où elle avait subi le frottement du pénis d’un garçon plus âgé alors qu’elle n’avait que 6 ou 7 ans. Lorsqu’elle comprit ce qui fit trauma, les scarifications s’arrêtèrent et ne s’en infligea plus.
      • Modifications imposées au corps : les tatouages sur certaines parties du corps bien déterminées, les piercings à certains endroits comme le clitoris, les tétons, la transition de genre, sont autant d’éléments soulignant la nécessité pour le patient de modifier les signifiants originaires qui s’étaient inscrits en lui, de se renommer, de se ré-organ-iser (le tatouage étant pour certains comme une extension organique d’eux-mêmes). Récemment, une patiente m’a relaté que sa jeune sœur qui avait subi un abus sexuel dans le dortoir d’une pension, s’est fait refaire ses lèvres vaginales (labioplastie ou nymphoplastie) pour les rendre plus lisses, comme réinitialisées et plus acceptables pour elle. J’ai lu, il y a un mois et demi, un article du Monde qui expliquait qu’il y avait des femmes qui se faisaient remettre un hymen pour retrouver une virginité (hyménoplastie).
      • Addictions : alcool et drogues sont bien souvent utilisés pour fixer le patient dans un actuel et lui permettre de ne pas se confronter à son passé douloureux ni se projeter dans un futur angoissant, sans avenir, selon les propres propos des patients. Les addictions par voie orale ou cutanée viennent insensibiliser les émotions et voiler les pensées du patient. L’addiction qui, par nature se situe du côté de la compulsion de répétition, nécessite de toujours y revenir pour maintenir l’actuel et fuir, tant le passé souvent traumatique ou douloureux, que l’avenir sans perspective. Souvent, ces toxiques viennent neutraliser ou inhiber toute sexualité, venant ici déplacer les stimuli au niveau d’une compulsion orale jamais assouvie.
        Eléments dysfonctionnels au sein de la famille

          Le contexte familial du patient et le comportement de l’ensemble de ses membres peuvent être également des indicateurs de la présence du trauma sexuel.

          • Le silence de la mère : une mère silencieuse face aux paroles concupiscentes du père, à ses remarques humiliantes, à ses gestes déplacés peut être la marque de sa collaboration aux agissements du père. Chose qui a été révélée à plusieurs reprises dans certains témoignages parus sur le sujet (« Triste Tigre » de Neige Sino, « la familia grande » de Camille Kouchner, « l’hospitalité au démon » de Constantin Alexandrakis ou encore plus anciennement « le viol du silence » d’Eva Thomas).
          • Des passages à l’acte des autres membres la fratrie : des tentatives de suicide ou des suicides accomplis peuvent être observés tandis que le discours familial laisse l’acte inexpliqué (elle était dépressive, nous n’avons pas compris, etc.) Des actes de prostitution, des fugues, la disparition d’un membre de la fratrie, la transition de genre, la toxicomanie etc. vécus ou souhaités par un ou plusieurs membres de la fratrie sont des éléments qui peuvent fréquemment apparaître dans des familles où a eu lieu l’inceste. A propos du suicide, Ferenczi précise dans « réflexion sur le traumatisme » que « ce qui est traumatique, c’est l’imprévu, l’inexplicable, l’incalculable. La mort dont on décide soi-même, le mode et le moment sont moins traumatiques, l’esprit peut fonctionner jusqu’au dernier instant. La menace extérieure, inattendue, dont on ne saisit pas le sens, est insupportable. Se punir soi-même, est plus supportable que d’être tué ».
          • Le déclenchement psychotique d’un des membres de la fratrie : bouffées délirantes, hallucinations, sentiments de persécution développés par un frère ou une sœur, isolement quasi-autistique d’un autre, sont également des éléments qui peuvent apparaître au sein de familles dans lesquelles l’inceste a sévi.
            • Symptômes somatiques envahissants : j’ai pu observer, au sein d’une famille incestueuse, qu’un vitiligo s’était développé dans l’ensemble de la fratrie qui est restée dans l’enceinte familiale mais pas chez la fille qui a été émancipée et qui a quitté le foyer de manière précoce. Ou encore, ce patient victime de raclements de la gorge incessants accompagnés d’une sensation d’obturation de la trachée, était amené à faire de nombreuses et longues ablutions, notamment le soir avant le coucher. Après avoir réactualisé en séance qu’il avait été victime d’une fellation imposée à l’âge de 14 ans, les raclements et autres symptômes s’atténuèrent, puis disparurent.
              Manifestations dans le transfert

              Le déplacement d’affects à l’endroit du psychanalyste, surface d’inscription, peut être le révélateur de traces traumatiques du patient.

              • Idéalisation excessive ou défiance envers l’analyste : le patient reproduit à l’endroit de l’analyste son rapport ambivalent à l’agresseur teinté de séduction et de répulsion. Le transfert permet le déplacement d’affects à l’endroit de l’analyste, celui-ci jouant le rôle d’une surface d’inscription et donc, le théâtre de cette ambivalence répétée. Oscillation observée chez le patient entre un besoin de parler et un rejet de toute interprétation, déni (ça n’est pas possible que ça me soit arrivé, sinon, quelqu’un m’aurait sauvé), agressivité ou défiance exprimée à l’endroit de l’analyste.
              • Silence assourdissant du patient en séance : les répétitions inconscientes de situations traumatisantes adviennent dans l’espoir de maîtriser ce qui est arrivé à l’origine. Le silence peut être une forme de répétition où l’individu se retrouve dans des cycles de non-dits pour tenter, sans succès, de maîtriser le trauma. Le silence originel devient un mode de défense persistant, une stratégie de survie psychique empêchant la possibilité d’un travail de symbolisation. L’incapacité à se représenter ou à s’expliquer l’expérience traumatique peut conduire au silence, car le trauma incestueux est irreprésentable, innommable, inacceptable, inimaginable, indicible et inarticulable. La victime n’a peut-être pas les outils psychiques pour élaborer ce qui s’est passé, le silence devenant une réponse presque inévitable. En outre, les sentiments de honte et de culpabilité sont souvent accablants pour les victimes d’inceste. Le silence peut être une conséquence directe de ces émotions, car parler de l’inceste signifie affronter et révéler ces sentiments enfouis. La honte est particulièrement puissante car elle touche à l’identité et à l’image du sujet, rendant l’aveu extrêmement difficile.
              • Passage à l’acte ou acting out en lien avec la séance : après certaines associations, il apparaît parfois des troubles dissociatifs, la perte du fil de la pensée, des trous de mémoire, des vacillements, des nausées etc. Récemment, une patiente, me relatant ses rapports sexuels bucco-génitaux avec son compagnon, a été prise d’un étourdissement, m’a signifié qu’elle avait l’impression que son esprit se détachait de son corps et m’a demandé d’interrompre la séance, ne comprenant pas ce qui advenait. Une autre, m’a dit : « on arrête-là », car un effet de vérité insoutenable s’était imposé à elle.
                • Images imposées : des images mnésiques en séance ou lors de rêves peuvent venir saisir le patient et l’interroger quant à la répétition de leur effraction : murs effrités, portes trouées, déchirures, soupiraux, caves, boîtes (boîte de Pandore à ne pas ouvrir a évoqué une patiente) etc. Images qui font résonnance avec le corps, des cavités, des blessures. Une patiente a régulièrement l’image de sa chambre d’enfance à Dunkerque qu’elle partageait avec sa sœur. La vision est celle d’un soupirail qui laissait passer un rai de lumière et la présence d’une troisième personne qu’elle n’identifiait pas, dans un premier temps, mais qui se révéla être le père qui abusait de sa sœur.
                  Effets de l’après-coup

                  Le trauma sexuel est souvent marqué par un retour différé.

                  • Survenance tardive des symptômes : un événement ultérieur (grossesse, naissance, relation amoureuse, accident, attentat) à caractère traumatique, venant faire effraction dans la psyché du sujet peut réactiver un trauma ancien. Ainsi, le cas de ces deux patients qui avaient été victime des attentats du 13 novembre 2015. L’un avait subi un trauma sexuel infantile et la fusillade du Bataclan l’a réactualisé. La révélation de ce trauma refoulé a eu un effet terrassant lors de la cure ; tandis que l’autre patient qui n’avait vécu aucun trauma infantile apparent ou révélé, s’est bien plus rapidement réparé des effets traumatiques des attentats.
                  • Identification à l’agresseur : certaines personnes reproduisent inconsciemment des comportements intrusifs, pervers, sadiques ou oppressants correspondant à ce que leur agresseur a pu leur faire subir. Cas d’une patiente qui est venue me voir lors du second confinement suite à une violence physique qu’elle avait exercée sur son fils de 10 ans et qui l’avait amené aux urgences. La violence à l’encontre de l’enfant était l’expression d’une agressivité mal adressée qui résonnait avec les sévères corrections infligées par la mère, à elle et sa sœur, lorsqu’elles étaient enfants (fessées administrées sur la peau nue avec une planche à pain).
                  • Haine de soi, sentiment d’être marqué ou souillé : difficultés à se reconnaître comme sujet digne d’amour : « je ne suis pas capable d’aimer », « je ne suis pas aimable », « je me sens sale », « je ne comprends pas l’intérêt que mon partenaire éprouve pour moi », « je n’en vaux pas la peine », « je ne vaux rien » (à ce propos, Ferenczi dans le Traumatisme dit que le patient est marqué profondément par le non-être ou par la volonté de ne pas être – nichtseinwollen »).
                  Conclusion

                  L’analyste ne cherche pas à forcer la mise au jour d’un trauma mais écoute, repère les signifiants, indices disséminés dans le langage et le corps du patient. Il tente de rendre audible ce qui, se disant, ne tombait dans aucune oreille. On pourrait nommer cela « désilencier », sachant que, participer à un secret de famille, c’est toujours pressentir sa puissance de déflagration. Par l’oreille, par ce passage de l’écoute commencent à être déroutées et neutralisées les différentes formes et dramatiquement construites par le sujet, du rejet : refoulement, déni, effacement, forclusion, évitement, entre autres. On aura sans doute raison de souhaiter nommer cela vérité.

                  L’analyste entend la gravité de ce qui est énoncé en reconnaissant que le patient est une victime puisque l’abuseur a, dans la majorité des cas, fait en sorte que sa proie endosse la responsabilité de l’abus.

                  L’enjeu est de permettre au sujet d’articuler ce qui était indicible et de sortir d’une logique de répétition, en trouvant une inscription symbolique à ce qui, jusque-là, restait dans l’impensable, l’irreprésentable, l’inarticulable, l’inacceptable.

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