Faire trou et mourir

Préambule

Le mercredi 7 janvier 2015, deux frères se revendiquant d’Al Qaïda au Yémen ont commis d’une seule voix, celle d’Allah, un massacre dans un journal satirique français, décapitant cet organe de presse, comme l’avaient fait auparavant, dans le réel, les ravisseurs des journalistes et médecins occidentaux au Mali, en Syrie ou ailleurs.

Ces deux frères, sous la même emprise d’un grand Autre (A) là – Allah, ont commis un crime barbare de manière méthodique et acharnée, abattant même à bout portant, d’une balle dans la tête et dans la rue, au vu de tous, un policier vraisemblablement musulman, un « traître ».

Dans les deux jours qui suivirent le carnage dans les locaux de Charlie Hebdo, un troisième comparse rencontré en prison tuait, seul, successivement une policière puis quatre clients d’un supermarché Casher en proche banlieue parisienne.

Père géniteur, père symbolique

Ces trois hommes ont, semble-t-il, une marque commune : l’absence d’un être-père, père géniteur comme disait Lacan et la présence d’un père symbolique, Allah, le prophète.

Absence qui fait trou et qu’il faut combler.

De cette absence, Lacan évoque la mise en œuvre de suppléances chez l’enfant : lorsqu’il y a défaillance du père réel, l’enfant va rechercher le père symbolique.

L’imaginaire, 3ème ordre de la triade, est aussi un grand absent, peut-être parce que coincé entre le Réel et le Symbolique.

Décapiter Charlie Hebdo, c’est la marque d’un renoncement à penser, à l’indépendance et à l’humour. C’est renoncer à la métaphore (forclusion de l’image du prophète) et rester à un stade métonymique (de nombreux signifiants venant marquer un grand tout : le Coran, le Prophète etc.) et par la même, rester dans l’infantile, ne pas accéder à la loi, à la civilisation, à la morale, à sa propre castration.

Freud écrivait dans Dostoïevski et le parricide 1 : « Toute punition est bien dans son fond la castration et, comme telle, satisfaction de la vieille attitude passive envers le père. Le destin lui-même n’est en définitive qu’une projection ultérieure du père ».

Les terroristes n’ont-ils pas voulu eux-mêmes punir ou accepté d’être les instruments de la punition que dieu-Allah aurait à infliger au monde occidental ? Les symboles usuellement déclinés par les journalistes ces derniers temps (liberté de la presse, communautés religieuses, force de l’ordre, nation, république etc.) sont un peu réducteurs. Suite à ces événements, des rassemblements unitaires, silencieux et réactionnels ont permis à tous de déclamer : « Je suis Charlie ». Mais « Etre Charlie » (nom donné en référence au Général De Gaulle, par identification au père), c’est également s’opposer au libéralisme à tout crin et lutter contre l’ultra-capitalisme, comme le faisait le magazine. Ce n’est sans doute pas un hasard si les attentats ont débuté lors de la première journée des soldes, manifestation attendue par l’ensemble du monde occidental et capitaliste. Ironie du sort, depuis mercredi 7 janvier, les principaux indicateurs boursiers sont à la hausse… et les soldes ont repris leur cours passé la manifestation dite nationale du 11 janvier.

Faire trou

Les projectiles meurtriers ont fait trou dans le corps des victimes, et par là même, font trou dans le social.

L’acte en lui-même est également la marque d’une rupture et d’un trou dans le pays (tuer le père). L’acte a une visée de rupture. Rupture entre les français blancs et les immigrés, entre les partis politiques, entre les différentes communautés qui tentent de vivre ensemble. Les meurtriers ont indifféremment tué des juifs, une policière de peau noire, un agent de police musulman, des blancs, des hommes, des femmes. « le Réel est absolument sans fissures » 2 disait Lacan ; c’est le Symbolique qui introduit toutes sortes de coupures.

Mais à repenser cet acte barbare au sein d’une société occidentale, porteuse des valeurs républicaines, le terroriste agit dans un social au sein duquel il parvient difficilement à faire son trou, trou-ver sa place, sa légitimité et ce, malgré une prise de conscience, sans doute tardive des politiques.

Au-delà de la biographie de chacun, ils font partie de ces milliers de “jeunes” dont on ne sait que faire. On tend à leur fabriquer un social factice (éducateurs, missions locales, emplois aidés précaires et sans promesse) dont ils ne sont pas dupes.

Mais ce « faux »-là ne ressemble-t-il pas au « faux » dispensé ailleurs et à d’autres dans notre société d’apparence, de consommation et de soutien à tout crin qui mène à l’infantilisme, à l’irresponsabilité et au « décervellement » généralisé ?

Dès lors que le “soutien” de ce social factice ne tient plus, que peut-on faire ? Où aller ? La prison semble faire école ; lieu d’apprentissage où trouver une place ; un passage avant un aller-retour entre deux scènes géographiques : la France et le Moyen-Orient.

Le sujet terroriste ou en devenir se situe sur un bord :

  • Entre deux lieux, cultures, sociétés depuis ses origines : celui où on vit et celui de son père (et sa mère) ;
  • Entre deux mondes : celui où on vit et qu’on rejette et celui qui vous reconnait et forme comme un « homme » combattant.

Soit : je ne suis plus fils de musulman mais je ne suis pas pleinement « français » et je ne suis pas encore devenu totalement « bon musulman ». Alors qui suis-je ? Errant d’un lieu à l’autre et sans autre repère, désormais, que ce qui m’a rejeté et ne m’a pas élevé et ce qui me reconnait et m’élève au-delà de moi-même.

Quel type de ”sujet” se fabrique dans les déplacements d’une scène à l’autre ? Quels jeux de dédoublements spéculaires ? Comment interpréter ces trajets, ces boucles ? Qu’est-ce qui fait que leur être se réduit à ne plus être que celui d’un pur et simple tueur ?

La reconnaissance de la personne et l’assignation d’un au-delà conduisent à une rupture et un dépassement du sujet. Dans ce lieu et sur ce fondement, il est, se pense sujet et se projette ; l’extrémisme se révélant comme un accomplissement et un franchissement du bord.

Radicalisation, déliaison et place du grand Autre

Nous n’avons pas affaire actuellement à ce soulèvement en masse des banlieues dont nos politiques craignaient tant le retour, mais à une radicalisation extrême d’un tout petit nombre qui trouve dans le djihad qui se déploie à grande échelle ailleurs, une référence, peut être une marque totémique.

Comment l’islam radical en est-il arrivé pour eux à incarner l’Autre ? Et à la place de quoi ?

Quelles radicalités en dehors des religions ?

La suppléance ne vaut-elle qu’à l’égard du père absent ou effacé, inexistant ou manquant ?

Quels autres repères seraient susceptibles, par leur absence, de jouer le même rôle ?

Bien qu’il ait force de Loi, le Coran est un support métonymique qui a fonction de prothèse.

Même s’il n’est pas lu ni compris, le sujet terroriste est soumis aux signifiants manipulateurs d’un tiers, le grand frère, lieutenant du prophète. Le sujet s’inscrit dans ces signifiants et notamment, un signifiant maître – S1 (meurtre au nom de A – Allah). En restant marqué par ces signifiants, le sujet restera dans la métonymie, ces signifiants non refoulés ne lui permettant pas d’accéder à la métaphore et à la civilisation.

L’Autre (lieu du signifiant) et un lieu d’être où le je se constitue, lieu d’un effet sujet (en maintenant l’hypothèse qu’il y a du sujet de l’inconscient). L’image du corps de l’autre enveloppe l’imaginaire du corps et le moi est une projection de cette enveloppe : le moi est en tension avec son image – i(a). Le moi se dépose dans l’après-coup de la signifiance.

Le lieu de l’Autre est un lieu où quelque chose d’essentiel peut se produire pour le sujet. Mais du coup, cela peut ne pas se produire et c’est l’autre dimension du grand Autre, c’est aussi le lieu où le sujet peut être aboli ; c’est certainement le cas pour ces terroristes radicaux.

Cependant, le système des signifiants à partir duquel un effet sujet se produit en ce lieu ne saurait lui-même se réduire à l’existence individuelle d’un sujet. L’Autre ne se réduit à aucun petit autre. L’Autre en tant que lieu du signifiant se soutient du collectif (au nom de A pris par tous) et non de l’individuel. De la même façon que la langue n’existe que par le fait qu’elle est incarnée par les individus qui la parlent, le grand Autre ne saurait se manifester comme existant que s’il se trouve incarné dans l’existence individuelle d’un ou plusieurs autres sujets. Cette nécessaire incarnation de l’Autre dans un ou plusieurs petits autres fait que n’importe quel autre peut être l’incarnation du grand Autre et c’est ce qui détermine l’obscure autorité de l’autre (le grand frère ou l’imam).

Le mot codé par les terroristes eux-mêmes pour désigner l’attentat est « mariage ». Ce signifiant renvoie vraisemblablement à l’union avec Allah, seul Autre du sujet terroriste, le petit autre (a) n’étant qu’une cible.

Ce mariage n’est pas non plus, sans connotation sexuelle. Du sexuel appliqué à Allah (Dieu le père) comme à son intermédiaire, le grand frère, ceci dans le cadre d’une société sans femme ou dont les femmes sont reléguées à l’état de vierge ou de mère, sans visage ni regard sur le monde.

La rupture avec les autres (a) et la déliaison sociale du sujet terroriste font que les victimes ne sont pas des êtres, des civils, mais bien des cibles dira l’un des meurtriers. Dans la mesure où la subjectivité de l’autre (a) est déchue, le sujet peut détruire la cible, comme cela lui a été enseigné lors de son apprentissage en Syrie ou au Yémen.

Lors de l’interview d’A. Coulibaly avec le directeur de la rédaction de BFM TV, le terroriste a précisé la synchronisation des actes terroristes avec ses deux comparses : « Les frères Kouachi faisaient Charlie hebdo et moi j’ai fait les policiers ». Le signifiant « faire » relève de la défécation. L’objet est réduit à l’état de merde, de déchet dont on se débarrasse.

Mais « faire » renvoie également au signifiant « devoir ». Il est tout à fait certain qu’en partant faire le Djihad, les futurs terroristes contractent une dette tant symbolique que réelle envers Al Qaida ou l’Etat islamiste. Cette dette, ils doivent l’honorer en retournant sur le territoire occidental en accomplissant la mission qui leur a été confiée et financée. Le remboursement de la dette en va de leur honneur et est la condition sine qua non pour mourir en martyr et être au plus près d’Allah. L’exaltation emporte dépassement de soi, la « vraie » vie étant au-delà.

Le meurtre « Au nom de » (au nom-du-père) rapproche les terroristes du sacré, de Allah. Détruire des cibles, c’est marquer des points. Plus le nombre de points est élevé, plus le sujet se rapproche du grand Autre avec la promesse de 70 vierges et le bonheur éternel…

Absence de division, nom et mort du sujet

Le sujet (terroriste) est non divisé, non pris dans le clivage conscient-inconscient, l’autre (a) est délié de lui. Une seule motivation le pousse à agir au nom du père symbolique, allant jusqu’à en mourir. Chacun des trois terroristes s’est « offert » aux feux des forces de l’ordre, à la représentation paternelle (la Nation française – chacun des trois djihadistes étant français), en sortant de leur cache, n’espérant sans doute aucunement survivre aux armes de la République mais pouvant mourir en martyr.

Après le massacre dans les locaux de Charlie Hebdo, un des frères a crié « Allahou Akbar » (Dieu est le plus grand). Ils signent par là-même le nom du père symbolique, le grand Autre, confirmant qu’ils sont bien dans la métonymie : tuer, agir, faire au nom de… Tout se détache ou se rattache à Dieu, ils sont eux mêmes un « bout » de Dieu.

Dans leur fuite, un des frères Kouachi a « laissé » sa carte d’identité dans une voiture volée, à la porte de Paris, signant ainsi son acte non manqué. La perte de l(a carte d’) identité, à la porte de la Capitale, celle de « Pantin » (en sont-ils ?), à la frontière avec une banlieue qui leur est réservée, est la marque de la chute du sujet en tant qu’il est identifié à la nation française et au nom du père géniteur, l’être-père.

Cette perte permettra de justifier et d’autoriser le terroriste, en union avec son frère, à perdre son nom et à mourir au nom d’Allah. Le sujet terroriste est alors destitué de son nom « propre » au nom de l’Autre. Le sujet ne se reconnaît plus comme citoyen français ; la nationalité et le nom du père sont déchus.

Ça fait symptôme et marque de déliaison à l’autre (a), en même temps que rattachement au grand Autre. La rupture du symbolique justifie la déliaison entre le réel et l’imaginaire. Le sujet S, non divisé va pouvoir choir.

La liaison téléphonique qui a été établie par Amédy Coulibaly et Sheriff Kouachi avec la rédaction de BFM TV leur a permis d’authentifier leurs actes, de préciser qui les envoyait et pourquoi ils avaient agi. La mission était alors achevée, la dette honorée, le sujet terroriste pouvait mourir en martyr auprès d’Allah (A).


Lacan comme Freud n’ont quasiment jamais abordé le thème de l’islam ; ça ne comptait pas pour eux, Lacan venant d’une famille très catholique et Freud étant juif non pratiquant. Le mot même de “religion” pris dans leurs travaux respectifs est beaucoup trop vague pour être éclairant. La religion fût même considérée par Freud comme un dérèglement de la raison.


Lacan a posé la question : « Pourquoi, nous intéressons nous à la folie ? Y aurait-il dans un fou un intérêt plus grand […] ? Quelle valeur humaine gît dans la folie ? » N’est ce pas parce que dans la folie, il y a un phénomène de croyances qui nous concerne tous et on y tient sans savoir ce qu’elles sont.

L’émergence de l’islam, et pas seulement sous sa forme radicale, est un Réel par rapport auquel il nous faut inventer, en tant qu’analystes.
Ces attentats ont servi de révélateur des trous qui leur préexistaient ; à nous d’essayer de travailler à les combler pour l’essentiel : essayer de repriser des vies d’enfant et les fibres du plus grand nombre d’individus ainsi que le tissu social pour que corps et vêtements puissent aller ensemble.

Nous ne pouvons nous contenter des formules jusque-là utilisées pour interpréter le contemporain (l’ultra-libéralisme ramené au discours capitaliste, les bouleversements biologiques considérés comme effets du discours de la science, du discours du maître avec production d’objets, au prix de l’effacement du sujet, etc.), autrement dit, comme toujours, ramener l’inconnu au connu et être en retard d’une guerre…

La question de la place du Phallus (Phi) chez le sujet terroriste est certainement centrale, face aux propres trous qui lui ont été faits, qu’il a creusés et tenté de combler.


  1. Sigmund Freud, Dostoïevski et le parricide, 1928, éditions R. Piper Verlag.
    ↩︎
  2. Jacques Lacan, Séminaire II – le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, séance du 26 janvier 1955, éditions du Seuil. ↩︎
Retour en haut