Avant propos
Ce travail a été élaboré dans le cadre d’un cartel intitulé « dette et culpabilité, un même signifiant : Schuld » composé de J.Drevet, F.Bresch, H. Delia, C. Lemérer (plus-un) et moi-même.
Ce cartel s’est réuni durant un an et demi et j’ai souhaité personnellement présenter ce travail autour de Dostoïevski et des Frères Karamazov, à l’appui de textes psychanalytiques, afin de soutenir la position de désir du meurtre du père et l’intrication entre la dette et la culpabilité en chacun des fils.
Introduction
Dostoïevski et le parricide est un texte écrit par Freud en 1928 à la demande de Max Eitingon en préface des Frères Karamazov, dernière œuvre de Dostoïevski.
Freud mit deux ans pour écrire ce texte. Il dira à Theodor Reik qu’il ne tolère pas la pathologie dans l’art et qu’il n’appréciait pas particulièrement Dostoïevski, contestant son moralisme, avançant que « considérer Dostoïevski comme un pécheur ou comme un criminel ne va pas sans susciter en nous une vive répugnance ».
Freud jugea néanmoins son œuvre parmi les plus importantes de la littérature.
Dès son introduction, il écrit : « Dans la riche personnalité de Dostoïevski, on pourrait distinguer quatre aspects : l’écrivain, le névrosé, le moraliste et le pécheur. Comment s’orienter dans cette déroutante complexité ? L’écrivain est ce qu’il y a de plus incontestable : il a sa place, non loin derrière Shakespeare ».
Fantasme et création littéraire
Dans son texte, Freud évoque le fantasme d’un des fils Karamazov (substitut de Dostoïevski lui-même) de se mettre à la place de la mère afin de tenir le rôle d’objet d’amour pour le père.
Deux facteurs constitutifs de la personnalité de Dostoïevski sont mis en avant par Freud :
- Refoulement de la haine du père : angoisse directe de punition et de castration (facteur normal)
- Angoisse devant la position féminine / forte prédisposition bi-sexuelle (facteur névrotique).
Freud considère que le facteur névrotique est constitutif de la personnalité de Dostoïevski : homosexualité latente et refoulée du fait notamment des amitiés masculines au cours de sa vie et de la tendresse qu’il manifeste pour ses rivaux en amour.
Lorsque des êtres souffrent autour de lui (Vassia / in Un cœur faible – 1848), il s’invente une faute du fait de sa culpabilité sous-jacente. La folie est une sorte d’apothéose de sa culpabilité.
Dostoïevski traitera dans ses œuvres de nombreuses scènes de ménage à trois aboutissant à un amour fraternel sans rival (cœur faible, nuits blanches 1848, etc.). Le fantasme de la fraternité avec le rival est réalisé et les personnages et le narrateur approchent du sublime.
Dostoïevski qui admirait Rousseau reprendra cette dimension de l’amour à trois et de l’amour fraternel sans rival dans la nouvelle Héloïse (apologie de l’amour conjugal et de la fraternité). La Nouvelle Héloïse relate la passion amoureuse entre Julie d’Étange, une jeune noble, et son précepteur, Saint-Preux, un homme d’origine humble. Après avoir tenté de s’en défendre, ce dernier va tomber sous le charme de sa jeune élève. Saint-Preux et Julie vont alors s’aimer dans le décor du lac Léman, mais leur différence de classe sociale les force à garder leur
relation secrète. En raison des conventions sociales qui empêchent cet amour de s’exprimer au grand jour, Saint-Preux quitte la Suisse pour Paris et Londres d’où il va écrire à Julie. Les deux personnages vont alors échanger de nombreuses lettres et billets amoureux délibératifs, cherchant une réponse au dilemme que leur pose leur amour et à la situation catastrophique qu’elle engendre, jusqu’à ce que la famille d’Étange, ayant découvert cette relation, persuade Julie d’épouser un autre homme, le vieux M. de Wolmar. Lorsque Saint-Preux rentre, des années plus tard, Julie a déjà choisi d’honorer ses vœux matrimoniaux et de remplir ses devoirs d’épouse et de mère. Incapable pourtant d’oublier Saint-Preux, Julie décide, par loyauté, d’avouer cet amour à son mari.).
Dostoïevski est investi d’un rêve de fraternité universelle (il intègre le cercle de Pétrachevski, cercle politique fondé à St-Pétersbourg et qui fut démantelé par le gouvernement du tsar. Ses membres les plus actifs furent condamnés à mort mais cette peine fut ensuite commuée en travaux forcés en Sibérie. Dostoïevski trouvant ce groupe trop mou et hétérogène fera sécession avec Nicolas Spechnev). Spechnev inspirera Dostoïevski dans les possédés. Ce dernier dira « Je suis avec lui et à lui » (sans doute du fait de la dette financière que Dostoïevski avait contracté avec lui).
C’est dans le cadre de la dénonciation puis du démantèlement de ce groupe politique que Dostoïevski ira au bagne. Son expérience au bagne l’amènera à écrire Souvenir de la maison des morts – 1862 en lien avec la découverte d’hommes criminels, sans repentir, mauvais et qui le détestaient.
Mise en acte du fantasme
Genèse de l’épilepsie chez Dostoïevski
Après le bagne Dostoïevski va se mettre lui même en scène dans Un cœur faible et Nuits blanches, mettant en acte son fantasme.
Il va jouer dans un ménage à trois. Le mari de la femme aimée (Maria) meurt mais la femme en aime un autre, constituant ainsi, à nouveau, un ménage à trois alors même que le décès du mari donnait la voie libre à Dostoïevski.
Dostoïevski restera en marge de ce nouveau ménage, dans un désir de sacrifice (c’est à lui qu’ils devront leur bonheur). Mais par la suite, la femme, Maria, choisira Dostoïevski et ils se marieront. Après leur mariage, Dostoïevski sera pris d’une crise d’épilepsie qui terrorisera sa femme et annoncera le début du déclin du couple.
A ce sujet, Freud, dans une lettre adressée à Stefan Zweig le 19 octobre 1920 dira que les crises d’épilepsie de Dostoïevski ne sont pas probables et qu’il s’agit avant tout d’une hystérie : « Je crois que vous n’auriez pas dû laisser Dostoïevski avec sa prétendue épilepsie. Il est très improbable qu’il ait été épileptique. […]. On ne connaît qu’un seul exemple de l’existence de cette maladie chez un
homme cultivé, et ceci concerne un géant de l’intellect dont la vie affective reste bien peu connue (Helmholtz : médecin allemand, physiologue et physicien né en 1821). Tous les autres grands hommes dont on raconte qu’ils étaient épileptiques n’étaient rien d’autre que des hystériques. […]. Je crois que toute l’œuvre de Dostoïevski aurait pu être construite sur son hystérie. […] C’est une scène infantile qui, plus tard, a donné à la scène précédant l’exécution (punition infligée par le père) la force traumatique de se répéter sous la forme d’une crise ; toute la vie de Dostoïevski sera, par la suite, dominée par une double attitude vis-à-vis du père (de l’autorité), la soumission voluptueuse du masochisme enferme en lui-même le sentiment de culpabilité qui exige sa délivrance ».
Dans son texte Dostoïevski et le parricide, Freud parle d’hystéro-épilepsie, c’est-à-dire une hystérie grave : « Une totale certitude ne peut pas être atteinte pour deux raisons : premièrement, parce que les données d’anamnèse concernant ce qu’on appelle l’épilepsie de Dostoïevski sont lacunaires et douteuses, deuxièmement, parce que nous ne sommes pas au clair en ce qui concerne la compréhension des états pathologiques liés à des attaques épileptoïdes ».
Freud rappelle que « les plus anciens médecins appelaient déjà le coït une petite épilepsie et reconnaissaient ainsi dans l’acte sexuel une atténuation et une adaptation de la décharge d’excitation épileptique ». Puis, plus loin, il précisera : « La réaction épileptique, comme on peut appeler cet élément commun, se tient sans aucun doute à la disposition de la névrose dont l’essence consiste en ceci, liquider par des moyens somatiques les masses d’excitation dont elle ne vient pas à bout psychiquement. Ainsi l’attaque épileptique devient un symptôme de l’hystérie et est adaptée et modifiée par celle-ci, tout comme elle l’est dans le déroulement sexuel normal. On a donc tout à fait le droit de différencier une épilepsie organique d’une épilepsie affective. La signification pratique est la suivante : celui qui est atteint de la première souffre d’une affection cérébrale, celui qui a la seconde est un névrosé. Dans le premier cas, la vie psychique est soumise à une perturbation étrangère venue du dehors; dans le second cas, la perturbation est une expression de la vie psychique elle-même. Il est on ne peut plus probable que l’épilepsie de Dostoïevski soit de la seconde sorte ».
Selon Freud, l’hypothèse la plus vraisemblable concernant Dostoïevski est que les attaques remontent loin dans l’enfance de Dostoïevski, qu’elles ont été représentées [vertreten] très tôt par des symptômes assez légers et qu’elles n’ont pas pris une forme épileptique avant le bouleversant événement de sa dix huitième année, l’assassinat de son père.
Ces attaques avaient une signification de mort; elles étaient annoncées par l’angoisse de la mort et consistaient en des états de sommeil léthargique. La maladie le toucha d’abord sous la forme d’une mélancolie soudaine et sans fondement alors qu’il n’était encore qu’un petit garçon; comme il le dit plus tard à son ami Solovieff, il avait alors le sentiment qu’il allait mourir sur-le-champ; et, de fait, il s’ensuivait alors un état en tout point semblable à la mort réelle…
Freud soulignait dans ce même texte que : « S’il s’avérait que Dostoïevski ne souffrît pas d’attaques en Sibérie, cela authentifierait simplement l’idée que ses attaques étaient sa punition ».
Ceci justifierait que les crises d’épilepsie en tant qu’actes punitifs disparaîtraient dans la mesure où la détention constitue déjà une punition. Mais personne n’a été en mesure d’apporter la preuve que l’auteur ne souffrit pas d’attaques en Sibérie. Même si la condamnation de Dostoïevski s’est avérée injuste, il accepta cette punition imméritée infligée par le Tsar, le Petit Père, comme un substitut de la punition que son péché envers le père réel avait méritée : « Son surmoi exige une punition et, à partir du moment où il n’est pas en mesure de se l’infliger, il
acceptera qu’elle le soit par un autre. Dostoïevski ne se libéra jamais du poids que l’intention de tuer son père laissa sur sa conscience. C’est là ce qui détermina aussi son comportement dans les deux autres domaines où la relation au père est décisive son comportement envers l’autorité de l’Etat et envers la croyance en Dieu ». Dostoïevski espérait trouver dans l’idéal du Christ une issue et une libération de la culpabilité et même utiliser ses souffrances pour revendiquer un rôle de Christ.
Le jeu
C’est au cours de leur voyage en Italie, que le héros sombrera dans le jeu de manière passionnée. Le joueur de Dostoïevski dira à sa bien-aimée : « Eh ! bien oui, il y a un désespoir et une jouissance de tout perdre. Etre votre esclave est pour moi une jouissance. Il y a une jouissance dans le dernier degré de l’humiliation et de la nullité ».
Il y a sans doute une mise en perspective à envisager avec l’œuvre d’Orson Wells, Citizen Kane, dans laquelle, la mère soustrait son propre fils à elle-même et à son père, du fait des maltraitances de ce dernier. Kane recherchera toute sa vie l’amour de sa mère. La dette va prendre toute sa forme au travers de l’héritage de sa tante, des spéculations qu’il va entreprendre, de l’empire de la presse qu’il va constituer et de l’argent qu’il va amasser. La décadence, le déclin, la chute vont être annoncés progressivement jusqu’au à la mort du héros et un retour à l’enfance, par l’intermédiaire de Rosebud, la luge qu’il avait laissé en quittant son foyer. La recherche de l’amour de sa mère durant toute sa vie avec l’ambigüité d’un amour maternel mais aussi incestueux (ce n’est pas le père qui a joué le rôle de castrateur et imposé l’interdit de l’inceste, c’est la mère qui a rompu de manière autoritaire non sans une certaine violence) seront à l’origine du jeu en tant que spéculation et d’un prix à payer. Le nom de Rosebud, bouton de rose (clitoris), n’est sans doute pas innocent dans ce souvenir présent et récurrent chez le héros Kane.
Chez Dostoïevski comme chez Kane, les affaires et le jeu relèvent de la passion (amoureuse) : jouissance de jouer, jouissance de perdre, le jeu en tant que phallus. La perte permettra de lever l’inhibition de l’écriture chez Dostoïevski et de sublimer l’angoisse. La sublimation est à entendre en tant que processus de contournement du refoulement. Freud dira que jouer jusqu’à la perte absolue est une manière pour Dostoïevski de lever l’inhibition de l’écriture. En se punissant ainsi, il déjoue le surmoi qui interdit la jouissance phallique qu’est l’écriture.
Parallèlement à l’écriture de son œuvre Le joueur – 1866, Dostoïevski écrira L’idiot – 1868. Dans cette œuvre, les deux rivaux, pris l’un pour l’autre d’amour et de haine, finiront dans la folie, autour du cadavre de Nastasia, le femme aimée que l’un des deux aura tué le jour de son mariage avec le prince.
Le sentiment de culpabilité, fréquent chez les névrosés, s’était fait remplacer par quelque chose de tangible, le poids d’une dette, et Dostoïevski pouvait alléguer qu’il tentait par ses gains au jeu de rendre possible son retour en Russie sans se faire incarcérer par ses créanciers. Mais ce n’était là qu’un prétexte. Dostoïevski était assez lucide pour s’en apercevoir et assez honnête pour l’avouer. Il savait que l’essentiel était le jeu en lui-même, « Le jeu pour le jeu ». Le jeu était pour lui aussi une voie vers l’autopunition. Il avait donné d’innombrables fois à sa jeune femme sa promesse ou sa parole d’honneur qu’il ne jouerait plus, ou qu’il ne jouerait plus ce jour-ci; et, comme elle le raconte, il rompait sa promesse presque toujours quand ses pertes les avaient conduits l’un et l’autre à la plus grande misère, il en tirait une seconde satisfaction pathologique. La seule chose dont en réalité on pouvait attendre le salut, la production littéraire, n’allait jamais mieux que lorsqu’ils avaient tout perdu et engagé leurs derniers biens.
Le « vice» de l’onanisme est remplacé par la passion du jeu; l’accent mis sur l’activité passionnée des mains trahit cette dérivation. Au sujet des mains au jeu et au jouir, Freud, dans la dernière partie de son article sur « Dostoïevski et le parricide » évoquera la nouvelle de Zweig (La confusion des sentiments) en soulignant que : « Le vice de l’onanisme est remplacé par la passion du jeu; l’accent mis sur l’activité passionnée des mains trahit cette dérivation ».
Révélation du fantasme
Dostoïevski reprendra ce thème fantasmatique du couple de rivaux amoureux qui s’aiment autour d’une même femme dans son œuvre Humiliés et offensés – 1861. Cette fois, les sentiments de celui qui se sacrifie sont tournés en dérision par l’un de ses personnages, le prince Valkovski. A travers ses personnages, Dostoïevski se moque de lui-même.
Dans ses différentes œuvres, Dostoïevski existe dans un rapport à trois, un ménage à trois au sein duquel il ressort souvent perdant. La culpabilité naît d’une faute et d’une dette originaire. Elle se manifeste non pas dans un rapport à deux mais toujours à trois.
Un tiers qui est un homme va s’inscrire comme une image paternelle et jouer un rôle répétitif du père qui soustrait au fils l’amour de la mère. Dans ses œuvres, l’homme tiers soustrait au héros l’amour de la femme désirée. Dans l’œuvre, Le joueur – 1866, le héros dira à la femme qu’il courtise mais qui en aimera un autre : « N’aie pas peur mon amie, je ne serai qu’un frère pour toi ».
Dans L’éternel mari – 1870, la triade dans laquelle le héros (projection de Dostoïevski) se voit inscrit perd à chaque fois dans la mesure où la femme aimée est séduite de manière récurrente par un autre homme tiers. La répétition de la scène punitive se fait jour. Cette dimension fantasmatique de l’amour-haine pour le rival se révèle de manière fracassante dans cette œuvre, du fait de sa répétition. Le personnage principal, Troussotski, vieillissant, revoit son passé de manière rétrospective et commence à éprouver un fort sentiment de culpabilité au regard de toutes les délicatesses commises durant ses plus jeunes années.
Dans le chapitre du livre intitulé Règlements de comptes, Troussotski déclare son amour à Veltchaninov puis tente de l’égorger.
Dans L’éternel mari , Veltchaninov aurait laissé trainer les lames de rasoir afin de faire prendre conscience à Troussotski son désir de meurtre. Ici, comme dans le fantasme de Dostoïevski, les places sont interchangeables et l’homme modeste et honnête peut devenir un prédateur, l’homme orgueilleux peut devenir humble et victime.
Dostoïevski s’appuie sur d’autres textes et d’autres auteurs (Rousseau, Molière, Tourgueniev etc.) pour mettre en œuvre son travail et son fantasme. Freud dira dans L’inquiétante étrangeté que le fantasme individuel est lié aux mythes, aux autres textes, antérieurs ou contemporains.
Dans l’œuvre Dostoïevski L’adolescent – 1875, c’est la première fois que le rival principal est le père. Le fils tombera amoureux de la même femme que son père avec une ambivalence d’attirance et de répulsion, de jouissance et de haine.
In fine, le père triomphe et le fils, adolescent, projection de l’auteur, devient observateur, témoin de l’histoire et de la victoire du père.
Faute, dette et culpabilité (Schuld) dans les frères Karamazov
Dans les « frères Karamazov » – 1880, la problématique du fils qui aime la même femme que son père se rejoue. Mais ici, on se retrouve plus proche du mythe du meurtre du père de la horde primitive analysé par Freud dans Totem et Tabou – 1913.
Le père Karamazov aura deux femmes qu’il aura plus ou moins raptées.
De la première il donnera naissance à Dimitri qui sera plus ou moins abandonné à l’issue de la séparation de ses parents. De la seconde femme, il aura deux autres fils : Ivan et Aliocha. Cette seconde femme ne supportera pas les frasques de son mari et sera atteinte d’une maladie nerveuse. Puis le père va mourir et les trois enfants seront abandonnés et laissés à leur sort.
Parallèlement à ses mariages, le père aura un autre fils illégitime Smerdiakov, né d’une troisième femme dite « la puante », qu’il aura violée. Le père gardera auprès de lui ce fils et s’en servira comme d’un valet.
Le père Karamazov est priapique et dira : « Pour moi, même de toute ma vie, ça n’a jamais existé une femme affreuse, voilà ma règle ». Ce père est toujours à l’affut des femmes. Il voudra obtenir les faveurs de Grouchenka, une prostituée, qui est désirée par son premier fils Dimitri. Il ne lui laissera pas et tentera de l’acheter avec l’héritage de la mère de Dimitri.
Les quatre frères Karamazov constituent un système, un nouage contre le père, chacun des fils ayant été maltraités et abandonnés par leur géniteur. Le roman relatera quatre positions différentes des quatre fils vis à vis du désir de meurtre du père et de ce fait, quatre positions par rapport à la culpabilité. Les quatre positions se répondent et c’est par les dialogues que les désirs de meurtre et les sentiments de culpabilité vont éclore. Les quatre fils constituent la horde primitive et sont tous coupables du meurtre du père. Ivan dira lors du procès de
l’assassinat du père: « Tous on veut la mort du père ! ».
Les frères et le parricide
Le désir de meurtre et l’identification au père
A propos même de cette ultime œuvre de Dostoïevski, Les frères Karamazov, Freud dira : « Les frères Karamasov traitent justement du problème le plus personnel de Dostoïevski, le meurtre du père, et prennent pour base le principe psychanalytique de l’équivalence de l’acte et de l’intention inconsciente ».
A des égards assez différents, chacun des quatre fils désirera se débarrasser d’un père qu’ils considèrent comme répugnant, indigne et lâche. Ce désir de mort du père est évoqué par Freud sous le terme d’attaque de mort.
Dans Dostoïevski et le parricide, Freud écrit : « Nous connaissons le sens et l’intention de telles attaques de mort. Elles signifient une identification avec un mort, une personne effectivement morte ou encore vivante, mais dont on souhaite la mort […]. L’attaque a alors la valeur d’une punition. On a souhaité la mort d’un autre, maintenant on est cet autre, et on est mort soi-même.
La théorie psychanalytique affirme ici que, pour le petit garçon, cet autre est, en principe, le père et qu’ainsi l’attaque – appelée hystérique – est une autopunition pour le souhait de mort contre le père haï. Le meurtre du père est, selon une conception bien connue, le crime majeur et originaire de l’humanité aussi bien que de l’individu. C’est là en tout cas la source principale du sentiment de culpabilité; […] l’état des recherches ne permet pas d’établir l’origine psychique de la culpabilité et du besoin d’expiation ».
Plus loin dans son article, Freud parle de symptôme d’attaques de mort en tant qu’identification au père : « Le symptôme précoce d’ « attaques de mort »[« Todesanfälle »] peut alors se comprendre comme une identification avec le père au niveau du moi, identification qui est autorisée par le surmoi comme punition. « Tu voulais tuer le père afin d’être toi-même le père. Maintenant tu es le père mais le père mort.»
De ces attaques de mort, Freud parlera d’ambivalence de l’enfant vis-à-vis de son père. Ambivalence entre élimination et tendresse. L’incorporation du père par l’enfant en est la meilleure illustration : s’en débarrasser en le mangeant tout en voulant se l’approprier pour lui ressembler. « La relation du petit garçon à son père est, comme nous disons, une relation ambivalente. A côté de la haine qui voudrait éliminer le père en tant que rival, un certain degré de tendresse envers lui est, en règle générale, présent. Les deux attitudes conduisent conjointement à l’identification au père; on voudrait être à la place du père parce qu’on l’admire, qu’on souhaiterait être comme lui et aussi parce qu’on veut l’éloigner. […] l’enfant en vient à comprendre que la tentative d’éliminer le père en tant que rival serait punie de castration par celui-ci. Sous l’effet de l’angoisse de castration, donc dans l’intérêt de préserver sa masculinité, il va renoncer au désir de posséder la mère et d’éliminer le père ».
Sur ces bases, Freud va mettre en perspective le sentiment de culpabilité inconscient, le complexe d’Œdipe, l’angoisse de castration et la position de l’enfant (le garçon) vis-à-vis de ses deux parents au regard de sa masculinité : « Pour autant que ce désir demeure dans l’inconscient, il forme la base du sentiment de culpabilité. Nous croyons que nous avons décrit là des processus normaux, le destin normal de ce qui est appelé « complexe d’Oedipe » ; nous devons néanmoins y apporter un important complément.
Une autre complication survient quand chez l’enfant le facteur constitutionnel que nous appelons la bisexualité se trouve être plus fortement développé. Alors la menace que la castration fait peser sur la masculinité renforce l’inclination [du garçon] à se replier dans la direction de la féminité, à se mettre à la place de la mère et à tenir le rôle de celle-ci comme objet d’amour pour le père. Seulement l’angoisse de castration rend également cette solution impossible. On comprend que l’on doit aussi assumer la castration si l’on veut être aimé de son père comme une femme. Ainsi les deux motions, la haine du père et l’énamoration pour le père, tombent sous le coup du refoulement.
Freud insistera sur l’angoisse du petit garçon devant son père dans la mesure où la castration est synonyme de punition mais aussi d’amour : « Il y a pourtant une certaine différence psychologique : la haine du père est abandonnée sous l’effet de l’angoisse d’un danger extérieur (la castration), tandis que l’énamoration pour le père est traitée comme un danger pulsionnel interne qui néanmoins, dans son fond, se ramène au même danger extérieur. Ce qui rend la haine du père inacceptable, c’est l’angoisse devant le père; la castration est effroyable, aussi bien comme punition que comme prix de l’amour. Des deux facteurs qui refoulent la haine du père, c’est le premier, l’angoisse directe de punition et de castration, que nous appelons normal; le renforcement pathogène semble survenir seulement avec l’autre facteur l’angoisse devant la position féminine. Une forte prédisposition bisexuelle vient ainsi conditionner ou renforcer la névrose ».
La prédisposition bisexuelle de Dostoïevski semble indiscutable pour Freud au regard de ses amitiés masculines et de son acceptation de relations amoureuses triangulaires : « Une telle prédisposition doit assurément être supposée chez Dostoïevski; elle se révèle sous une forme virtuelle (homosexualité latente) dans l’importance des amitiés masculines au cours de sa vie, dans son comportement, marqué d’une étrange tendresse, avec ses rivaux en amour et dans sa compréhension remarquable pour des situations qui ne s’expliquent que par une homosexualité refoulée, comme le montrent de nombreux exemples de ses nouvelles ».
Enfin, au regard de Dostoïevski et de son ultime œuvre, Freud insistera sur la formation surmoïque des frères au regard de l’influence et des mauvais traitements infligés par leur père : « Quelque chose de nouveau vient s’ajouter, à savoir que l’identification avec le père, finalement, se taille une place permanente dans le moi : elle est reçue dans le moi, mais elle s’y installe comme une instance particulière s’opposant à l’autre contenu du moi. Nous lui donnons alors le nom de surmoi et nous lui assignons, en tant qu’elle est l’héritière de l’influence des parents, les fonctions les plus importantes. Si le père était dur, violent, cruel, alors le surmoi recueille de lui ces attributs et, dans sa relation avec le moi, la passivité, qui précisément devait avoir été refoulée, s’établit de nouveau. Le surmoi est devenu sadique, le moi devient masochique, c’est-à-dire, au fond, féminin passif. Un grand besoin de punition s’institue alors dans le moi qui, pour une part, s’offre comme victime au destin, pour une autre part, trouve satisfaction dans le mauvais traitement infligé par le surmoi (conscience de culpabilité) ».
Le symptôme précoce d’ « attaques de mort »[« Todesanfälle »] peut alors se comprendre comme une identification avec le père au niveau du moi, identification qui est autorisée par le surmoi comme punition. « Tu voulais tuer le père afin d’être toi-même le père. Maintenant tu es le père mais le père mort.»
Dimitri : l’image du père
Pour ce fils, le père est le rival en amour (de Grouchenka, une prostituée). Son père va avoir un effet miroir pour lui. Le père est coureur, jouisseur. Ca le dégoutera et il voudra se débarrasser de lui. Lors de sa dispute avec son père devant un Starets (représentant de l’église orthodoxe), il va le rouer de coups, pensant le supprimer et détruire cette image négative et insupportable.
Dimitri est conscient du désir de meurtre de son père mais n’a aucun sentiment de culpabilité, considérant que cet homme déshonore la terre en vivant dessus. A l’issue de cette tentative d’assassinat, Dimitri fera l’objet d’une arrestation. Lors de son arrestation, il sera soulagé car il avait cru avoir tué Grigori, le serviteur qui l’a élevé en se battant également avec lui. De cette confusion il dira : « (si je l’avais tué) ça aurait été un parricide » mais ne dira rien sur la tentative d’assassinat du père réel. Dimitri se sentira cependant coupable envers sa fiancée Katérina. Celle-ci a une dette réelle, financière envers Dimitri qui lui a versé de l’argent pour sauver l’honneur de son père. En contrepartie, elle acceptera de se fiancer avec lui. Puis, à son tour Dimitri va contracter une dette financière vis à vis de Katérina et dépensera une partie de cet argent pour en jouir avec la prostituée Grouchenka. Il aura par la suite comme obsession de rembourser Katérina en partant à la recherche d’argent à tout prix (ce qui n’est pas sans rappeler L’homme aux rats de S.Freud).
Katérina voudra sauver Dimitri de lui-même et tiendra un rôle de mère vis-à-vis de lui, ce qui va le détourner d’elle. Il préférera les charmes et l’érotisme de Grouchenka à l’amour bienveillant d’une mère de substitution. Rappelons, que Dimitri a aussi été abandonné par sa mère. La question de la figure maternelle est en jeu chez Dimitri. Le fait que Katerina rejoue un rôle de mère provoque une aversion de Dimitri envers ce qu’elle représente. En voulant tuer son père, il supprime le rival de Grouchenka et peut prétendre à prendre sa place. Il gagne l’amour de l’objet de rivalité de son père. Dimitri feint de se racheter une virginité en prison et dira qu’il souhaite souffrir pour se
racheter. Mais il est joueur et jouisseur et sa pénitence ne durera qu’un temps puisqu’il s’évadera et partira en Amérique, l’eldorado, celui qui brille. Le meurtre réel est commis par quelqu’un d’autre, mais cet autre est, vis-à-vis de l’homme tué, dans la même relation filiale que le héros Dimitri et, chez lui, le motif de la rivalité sexuelle est ouvertement admis.
Dimitri, en voulant tuer le père, prend sa place, celui du jouisseur, du possesseur de la femme, du chef de la horde. Sa condamnation n’ira pas jusqu’à son terme, en s’évadant, il reprendra la place du père jouisseur et joueur. Le parricide avec intention de tuer est représenté par Dimitri, mais la culpabilité ne semble pas s’emparer de lui. La rivalité avec le père et la victoire font partie du jeu.
Ivan : le commanditaire
Il illustre ce que dit S. Freud dans Dostoïevski et le parricide : « Peu importe de savoir qui effectivement a accompli l’acte. La psychologie se préoccupe seulement de savoir qui l’a voulu dans son cœur et qui l’a accueilli une fois accompli ».
Ivan a du mépris pour son père. Par contre, il manifeste un intérêt quasi obsessionnel pour le père tout puissant, le père des pères, Dieu. Mais Dieu est un père indigne qui laisse mourir et souffrir les enfants. Mais ce qui laisse mourir le fascine. Ivan ressent une certaine jouissance dans la torture et la souffrance. Dieu a une fonction surmoïque et il en conclut que si Dieu n’existe pas, tout est permis. La question d’Ivan est celle de la morale (l’homme est-il à même de discerner le bien et le mal ?). Cette phrase sera prise au pied de la lettre par le fils illégitime Smerdiakov. Si Dieu n’existe pas, le parricide est permis et il mettra en acte le désir inconscient d’Ivan.
Du côté d’Ivan le discours est de l’ordre de : « Je ne souhaite pas la mort de mon père, s’il a lieu ce sera en dépit de ma volonté. Mais je veux que le meurtre ait lieu en dépit de ma volonté, car alors j’y serai intérieurement étranger et je n’aurai rien à me reprocher ».
Il va chercher à provoquer Aliocha, le frère religieux : « Les homme ne veulent pas de la liberté. Ils cherchent quelqu’un devant qui se prosterner. L’homme préfère le repos et même la mort au libre choix dans la connaissance du bien et du mal ».
Ivan voudra croire que le meurtrier est Dimitri et non Smerdiakov (le bâtard) car s’il s’agit de Smerdiakov, c’est en fait lui qui est derrière le désir inconscient de meurtre.
En effet, Smerdiakov proposera à Ivan de partir dans un village voisin pour le disculper. Durant l’absence de son demi-frère, Smerdiakov pourra procéder au meurtre réel. Mais en partant, c’est comme s’il laissait faire, comme s’il l’autorisait et le commanditait. C’est à partir du moment où il va prendre conscience de sa culpabilité qu’il va décompenser et être pris d’hallucinations (le diable au visage de son père lui apparaîtra à plusieurs reprises en lui rappelant son précepte : « Si Dieu est mort, tout est permis »).
Ivan comprendra que toutes ses théories sur la morale ne sont que des constructions qui masquaient le désir de meurtre du père. Le désir parricide n’était pas conscient, il était masqué par le désir du meurtre de Dieu, celui qui laisse souffrir les enfants (enfants parmi lesquels il se trouve). Les constructions qu’il réalise pour masquer son désir de meurtre vont s’effondrer au fil de l’œuvre et le retour du refoulé le mettra dans une position insoutenable de culpabilité. C’est sans doute celui des quatre frères qui se sent le plus coupable. En clamant lors du procès de son frère « Tous, on veut la mort du père ! » il signera la marque de sa culpabilité.
Aliocha : le renoncement moïque
Ce frère est apparemment innocent, la figure christique de l’œuvre.
Dans la mesure où le père a une certaine tendresse pour lui, Aliocha ne veut pas le juger et ne semble pas avoir désiré le meurtre du père.
Il a fuit la haine entre Dimitri et son père en entrant dans les ordres, se refusant de juger et laissant les « serpents se bouffer entre eux ». Il se choisira un autre père, comme le fit Ivan, en la figure d’un religieux, le starets Zossime : « Vous choisissez un starets et vous lui donnez en pleine obéissance, un renoncement total à votre moi ». Zossime est le contraire de son géniteur, une figure spirituelle, de grande moralité. Pour Aliocha et Zossime, il existe une interdépendance de tous dans la culpabilité. En chacun de nous il y a du mal. On ne peut juger un criminel car il y a un criminel en chacun de nous. Pour Zossime, la plus grande faute (schuld) est de se mentir à soi-même. Aliocha a choisi un père idéal en Zossime. En choisissant un autre père, il tue le père géniteur.
A la mort du Starets, qui interviendra avant celle de son propre père, Aliocha va traverser une crise, constatant que la puanteur que dégage le corps du starets à sa mort ne le rend plus saint. Aliocha, pour oublier et se punir, ira chez Grouchenka, la prostituée, risquant de devenir à son tour le rival en amour de
son père. Aliocha sortira de sa crise grâce à un rêve provoqué par la lecture des noces de Cana, lors de la veillée funèbre, ce qui n’est pas sans rappeler le repas totémique des frères après le meurtre du père. Pour Aliocha, le Christ permet de supporter la culpabilité de tous car il a pris la faute sur lui. Aliocha fera de même en prenant sur lui la faute de Dimitri.
Smerdiakov : le déchet
Le fils illégitime, le bâtard est le réel meurtrier.
Il agit de manière consciente au nom d’Ivan. Il agit en tant que mandataire de son frère en mettant en acte ses propos. C’est le bras meurtrier d’Ivan. Smerdiakov n’a ni d’intérêt pour les hommes ni pour les femmes, il est réduit à l’état de reste, de résidu. Son nom n’est pas étranger à son être : une merde née d’une puante. Il ne manifeste pas de haine envers son père mais se considère comme un déchet, puisqu’illégitime et conçu avec une « puante ». Néanmoins, même sans haine, son propre père lui inspire un certain dégoût et sans grande valeur. Il estime qu’on peut s’en débarrasser.
Smerdiakov n’est pas inscrit dans la morale, est sans loi, sans appartenance. Lorsqu’il entendra Ivan dire que si Dieu est mort, tout est permis, il mettra ces dires en acte. L’absence de Dieu est une absence de loi. Lorsqu’il s’apercevra qu’Ivan n’assume pas le meurtre du père, Smerdiakov va perdre son idéal qu’il s’était forgé en lui et se suicidera. Seul Ivan était en mesure de le rattacher à la vie, à une image symbolique. La chute de cette image le fait lui-même choir.
Contrairement au sentiment de culpabilité plus ou moins avéré chez ses frères, Smerdiakov ne se sentira pas coupable alors même qu’il est le tueur réel. Il disparaîtra en se condamnant du fait de la perte de son idéal.
Conclusion
C’est dans l’idéal du Christ que Dostoïevski espérait trouver une issue à la culpabilité. Derrière la haine du père et le désir collectif de sa mort et de son meurtre, il y a l’amour du père.
- Pour Dimitri au travers d’une image dédoublée du père jouisseur, joueur, séducteur.
- Pour Ivan dans son opposition au père mais dans son intérêt quasi obsessionnel pour le père tout puissant, le père des pères, Dieu.
- Pour Aliocha dans son amour idéalisé du starets, un autre père, un saint, opposé du géniteur mais néanmoins père.
- Pour Smerdiakov, le tueur réel, la métaphore paternelle n’existe pas, il y a forclusion du nom du père. Le signifiant est sans portée, figé.
Freud écrira dans son article : « Peu importe de savoir qui effectivement a accompli l’acte. La psychologie se préoccupe seulement de savoir qui l’a voulu dans son coeur et qui l’a accueilli une fois accompli. Pour cette raison, tous les frères, à part la figure qui contraste avec les autres, Aliocha, sont également coupables le jouisseur soumis à ses puisions, le cynique sceptique et le criminel épileptique ».
Le criminel est pour lui presque comme un rédempteur ayant pris sur lui la faute qui, sinon, aurait dû être portée par d’autres. Il n’est plus nécessaire de tuer puisqu’il a déjà tué ; et on doit lui en être reconnaissant puisque, sans lui, on aurait été obligé soi-même de tuer.