4’33’’ de John Cage, du silence du dire aux dires du silence… mais encore ?

Introduction

L’exposé de ce texte co-écrit avec Isabelle Bignon a été présenté lors du colloque 2017 de l’EpSF. Il a été précédé de la diffusion d’un enregistrement audio-visuel de 4’33’’ dans une interprétation donnée par le pianiste William Marx, fils d’Harpo Marx. A sa suite, fut montrée une image de l’œuvre plastique ressemblant à un tambour géant dénommée « Silent Listen » d’Ivan Navarro (portée à notre attention par Marie-Jeanne Sala).

Le corps de l’art ne se confond pas avec le corps dans l’art ni avec l’art du corps ni même avec la notion d’œuvre d’art.

La préposition « de » rapproche et assemble les deux termes, le corps, l’art, souvent antagonistes. Elle interroge le sens et la portée du tout, qu’elle maille, tisse, confectionne telle une étoffe, transformant peut-être son apparente ambivalence.

Expression artistique du sonore, la musique met en jeu, par-delà l’oreille, l’écoute et l’audition, l’entendement des sons, ces bruits opposés au silence, sonorités depuis le silence et jusqu’au silence.

4’33’’ de John Cage

Pour évoquer le corps de l’art sonore en lien avec la psychanalyse, nous avons choisi une œuvre contemporaine, expérimentale et emblématique intitulée 4’33’’. Cette composition de l’artiste américain John Cage (1912-1992) donnée en public pour la première fois en 1952 est décrite comme « quatre minutes trente-trois secondes de silence » mais est en définitive constituée des sons de l’environnement que les auditeurs entendent et émettent dans le cadre de chaque interprétation.

Pianiste et compositeur, John Cage rechercha toute sa vie à lier, par la danse et la performance, musique et corps, l’art, la vie.

4’33’’, œuvre charnière et oxymorique, articule et allie musique et silence, interprète et public, soit de l’art et du corps. Elle parle du corps de l’art en tant qu’ensemble vibratoire et pourrait ainsi contribuer au questionnement analytique, de même que celui-ci pourrait la faire résonner en tant que paradigme sonore du corps de l’art.

Nous avons retenu cette œuvre iconique pour deux autres raisons. D’une part, elle est sous-tendue et jalonnée par une pluralité de contradictions et de paradoxes : parler du silence, faire parler une œuvre de silence, entre autres. D’autre part, elle présente des analogies avec la psychanalyse en ce que et le corps et l’art sont en jeu, en ce que le corps de l’art dans son registre sonore est enjeu.

Si Lacan récusa la psychanalyse appliquée, sauf en ce qui concerne la cure, il insista, après Freud, pour qu’on aborde l’artiste comme celui qui fraie la voie. Le travail artistique peut ainsi faire résonner le travail analytique.

D’un dire à l’autre, nous proposons de montrer, en quoi il y a corps de l’art sonore dans 4’33’’ et dans l’analyse, et ce que pourraient apporter et signifier la réunion et la confrontation des deux expériences avec leurs limites et leurs ressources, oscillations de/puis le silence.

Le corps de l’art dans le champ du sonore, qu’entendons-nous par là ?

Le corps de l’art

Le corps revêt plusieurs définitions : individuel et collectif, humain et réel, principalement organique et souvent opposé à l’esprit.

Le corps, organe défini, inscrit dans le temps et l’espace où il nait, vit, meurt, est ancré dans le réel. Il occupe une place centrale dans la psychanalyse (cf. le travail sur les symptômes hystériques de Freud) et joue un rôle important dans la constitution du sujet (cf. Lacan et l’évolution de sa pensée depuis le stade du miroir jusqu’au « parlêtre »).

Le corps marque d’abord la présence, le corps vivant, non disparu, tant du patient que de l’analyste.

La théorie analytique s’est élaborée autour du corps. Le symptôme est souvent un mode d’expression parlant du corps, et l’inconscient n’est pas sans effets sur le corps. Cependant, l’organisme vivant et ce que la langue désigne comme corps sont des notions distinctes quoique nouées par le signifiant : d’une part, le corps avec lequel on naît et, d’autre part, le corps que l’on se construit avec le langage.

Au stade du miroir, l’enfant vit l’expérience jubilatoire d’une unité offerte par la présence d’un Autre venant l’authentifier, notamment par la parole donc le sonore. Or, cette unité n’est jamais assurée pour le corps de chair dans lequel le langage et les signifiants se sont inscrits, formant le corps du « parlêtre » qui est donc un corps de sens.

Le corps de chair, instrument de jouissance, est lui un corps hors sens, cependant livré aux sensations en particulier à travers la peau.

L’objet a joue le rôle de lien entre ces deux corps, prenant occasionnellement les valeurs de la pulsion et s’apparentant au vide en son fond. Dès l’origine, le lien se fait parce que le corps est troué par « Lalangue ». L’écho de ce « trou-matisme » retentit chaque fois que la sexualité est en jeu.

Ce trou existe entre le sujet et son corps, de même qu’entre le sujet et l’Autre. A chaque fois, il existe une altérité radicale même si l’un prétend toujours s’unir à l’autre : « Y a d’l’Un » disait Lacan (J. Lacan, Séminaire … ou pire, Editions du Seuil) Or, il faut qu’il y ait et de l’Un et de l’autre pour que chacun existe et puisse être relié de part et d’autre. Le corps implique l’Autre.

L’art a été pris en compte par Freud et les psychanalystes en tant qu’expression d’une subjectivité et de sublimation par le sujet avec ses pulsions, désirs et limites.

« Réconciliation du principe de plaisir et du principe de réalité », l’œuvre se situe à la frontière du renoncement pulsionnel et de la satisfaction, génératrice d’une autre satisfaction : corps de l’art, au sens de produit de l’art, lequel redonne corps à de l’art.

Appartenant à la dimension de l’imaginaire mais lié au symbolique et au réel, l’art ne refoule pas le corps. L’art n’est pas « incorporel », pure essence, culture contre nature. Même une œuvre de silence est corps (trace, écho), un corps dans, sur et par lequel s’exprime un dire : « Ce silence c’est le lieu même où apparaît le tissu sur quoi se déroule le message du sujet, et là où le rien d’imprimé laisse apparaître ce qu’il en est de cette parole, et ce qu’il en est c’est précisément, à ce niveau, son équivalence avec une certaine fonction de l’objet (a). » (J. Lacan, Séminaire Problèmes cruciaux de la psychanalyse, Seuil, Leçon du 17 mars 1965). L’art ne sauve pas davantage que la psychanalyse ne guérit. Chacun d’eux tient lieu de ce qui nous est à la fois inutile et indispensable, aussi contradictoire, étrange et insoluble que cela puisse paraître. Il y a une atopie et une aporie du désir tant dans l’art que dans la psychanalyse.

La préposition « de », lien dans l’expression « corps de l’art », relie les deux termes selon des mouvements oscillatoires qui représentent un espace entre-deux, aux bords susceptibles de frottements, et une forme d’ensemble susceptible de développements.

« De » nous semble d’autant plus signifiant dans le registre sonore que notre thème encorde, tel le tissage de l’étoffe, « le corps » à « l’art » et réciproquement « le corps de » (qui résonne comme « corde » évocation aussi des cordes vocales) avant de poursuivre avec « l’art », finalité ou provenance.

Le corps de l’art, vibration interstitielle ou étoffe concertante, interroge la relation qui se joue et rejoue, se coud et noue. Le lien opéré par « de », au fil d’allers et retours entre le corps/réel et l’art/imaginaire, les assemble et les met en œuvre sous une forme entretissée qui les étoffe.

Le champ du sonore

Son et bruits – Affirmation, comparaison jusqu’à l’infime, l’imperceptible

Le son est la sensation auditive produite au niveau de l’ouïe par la vibration périodique d’une onde matérielle propagée dans un milieu élastique, en particulier dans l’air. Il revêt un caractère plus ou moins tonal ou musical. Il comprend également les bruits de l’environnement produits par l’homme et la nature.

Cage parlait de la « physicalité du son » (Kyle Gann, No silence – 4’33 de John Cage – Editions Allia septembre 2014). Si l’Etre a un corps et n’est plus, par l’introduction du langage, un morceau de chair, le son quant à lui, existe-t-il et aurait-il un corps ? Et réciproquement, le corps émettrait-il toujours un son, voire le corps serait-il le son ?

Silences, sens et coupure – Négation et absences démenties depuis l’infime, l’imperceptible

Le silence se définit comme le fait de ne pas parler et par l’absence de bruits. Comme les sons et la musique, il est caractérisé par la durée qui mesure la longueur de temps. « Le silence est une vraie note » disait Cage, la 8ème note. (Kyle Gann, No silence – 4’33 de John Cage – Editions Allia septembre 2014)

Mais le silence est pluriel. Assimilé au mutisme, il est souvent perçu comme un symbole d’absence, voire de mort ; la source ou l’expression d’une angoisse, d’une douleur, d’un deuil (silence de mort, silence éternel,…). En lien avec la voix, c’est le son qui ne passe pas ou ne sort pas (tel l’effroi), peut-être le seul son qui ne se peut concevoir.

Positivement, il peut aussi se faire silence de protection (éventuellement aux limites du mensonge), silence de l’attente de sens et silence du possible recommencement. Le silence peut revêtir également une connotation mystique : vœu de silence de la vie monastique, nom de Dieu imprononçable dans la tradition juive (tétragramme YHWH). Entendre aussi la distinction entre « faire silence » (analyste) et « se taire » (analysant): « Sileo n’est pas taceo. » (J. Lacan, Séminaire La logique du fantasme, Seuil, Leçon du 12 avril 1967).

Mais le silence existe-t-il réellement ?

S’agissant de 4’33’’, John Cage écrivit : « En fait, la pièce n’est pas silencieuse […] ; elle est pleine de sons, […] que j’entends pour la première fois en même temps que les autres les entendent. Ce que nous entendons est déterminé par notre propre vide, notre propre réceptivité ; nous les recevons dans la mesure où nous en sommes vides… » (J. Cage, Lettre à Helen Wolf, sans date [1954], cité par Kyle Gann, No Silence 4’33’’ de John Cage, Editions Allia, septembre 2014, p.155).

Renouant avec la conception traditionnelle de la musique, 4’33’’ ressemble à un trou entre deux morceaux de concert, ramenant au corporel et à cette chambre de résonance qu’est le ventre maternel, permettant de refaire le vide et le plein. Ce trou de silence ne serait pas sans blanc ni semblant, cependant susceptible de faire passer des blancs, soit un maillage de sonorités diverses et de respirations dont le « la » permet l’accord.

Par la présence des corps vivants, le silence absolu est impossible ou inatteignable. Le seul vrai silence est celui de la mort, in-témoignable et inimitable. Il a fonction d’objet a.

Silence et son, un couple d’opposés, mais la musique.

La musique est l’art consistant à tisser son(s) et silence(s) au fil du temps. Elle peut être assimilée à une voix en dehors de toute signification, mais ayant fonction signifiante.

Dans la jouissance nostalgique et l’hallucination d’un objet perdu et à jamais irretrouvable, le plaisir d’ouïr serait-il sublimatoire d’une tentative de réconciliation avec la mère ?

« Couple d’opposés » (pas l’un sans l’autre) son et silence se perçoivent l’un par rapport à l’autre, en passant de l’un à l’autre, qu’il s’agisse d’une coupure nette ou progressive, crescendo-de crescendo.

Ce duo renvoie, positif et négatif, aux notions de présence/absence, disparition/apparition, mort/naissance,… et donc au Moi et à l’autre/Autre, semblable et différent, proche et distant.

Œuvre dite de silence, oxymoron, 4’33’’ a pu être qualifiée de provocation de la définition même de la musique.

La coupure est un acte propre à la pratique analytique, produisant des effets pendant la séance et des résonances à sa suite. Elle favorise l’écoute, les oreilles des deux acteurs restant sur le qui-vive, aux aguets du dire et de la coupure de l’autre.

Elle permet un nouage des mots entre eux tout comme du corps au langage.

Le silence est une coupure signifiante à savoir, selon Lacan, le moment à partir duquel, l’être parlant se constitue comme désir.

Non spécifiquement théorisé par Freud, le silence est lié à la notion de perlaboration, c’est-à-dire l’entendu de l’analyste. Theodor Reik fut le premier à défendre l’idée de la valeur positive du silence : « Au début est le silence. » (T. Reik, Ecouter avec la troisième oreille : l’expérience intérieure d’un psychanalyste [1926], Editions Bibliothèque des introuvables, 1976)

La cure analytique met en jeu le silence du patient et celui de l’analyste. Le silence est là pour laisser la place à la parole de l’analysant, à la formulation d’associations libres et à l’expression de son fantasme. C’est donc à l’analysant d’occuper le silence et non au psychanalyste de le « prendre ». Ces silences sont en interaction dialectique constante avec les mots et le langage du corps. Ils peuvent être interrompus ou suspendus.

Sur fond de silence, en séance, on entend la musique du patient.

Dans la séance du 28 avril 1965 de son séminaire Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, Lacan dit à propos du silence de l’analyste : « Par son silence […] l’analyste se fait témoin de la persistance d’un reste, de ce qui tombe hors du discours, il vient le compléter, y introduire le dévoilement d’une dimension autre. »

Il faut du silence car l’inconscient est une chaîne sonore sans fin ; cela ne cesse pas de parler, de s’écrire en nous (nécessaire). De même avec l’interprétation de 4’33’’, à entendre comme une coupure dans l’ensemble du concert, il s’agit de ne plus s’écouter parler, mais d’écouter pour entendre ce qui n’a jamais été dit.

Le silence permet l’écoute, une écoute intermittente d’une musique continue : l’écoute de l’autre, l’écoute de ce que l’autre suscite en nous, l’écoute de l’espace et du temps entre les êtres.

« Sileo n’est pas taceo » pour Lacan qui ajoutait dans la séance du 12 avril 1967 de son séminaire La logique du fantasme : « L’acte de se taire ne libère pas le sujet du langage », […] « Ce sont deux choses différentes. […] La référence du silence au « se taire » est une référence complexe. Le silence forme un lien, un nœud fermé entre quelque chose qui est une entente et quelque chose qui, parlant ou pas, est l’Autre : c’est ce nœud clos qui peut retentir quand le traverse – et peut-être même le creuse – le cri. »

A la suite de l’expérience de 4’33’’, la musique pourrait être simplement « définie comme quelque chose que quelqu’un écoute » (le musicien La Monte Young cité par Kyle Gann, No Silence 4’33’’ de John Cage, Editions Allia, septembre 2014, p.159). Et de l’écoute à l’entendement… Voilà qui n’est pas sans évoquer la psychanalyse.

Le dispositif comparé entre cette œuvre et une séance d’analyse apparaît comme un miroir ou une étoffe réversible mais toujours sonore.

Le son, la musique et le silence ont leur place comme tout ce qui marque la présence et l’absence. Mais il convient de les moduler : « La musique empêche d’entendre » (François Perrier, Musique déjouée ?, in La Chaussée d’Antin, tome I, Paris, Union Générale d’Editions, collection 10/18, 1978). On pourrait également affirmer qu’« on est prié de fermer une oreille » en écho au rêve de Freud à la veille de l’enterrement de son père et à sa proposition : « On est prié de fermer les yeux – un œil » (S. Freud, Die Traumdeutung [1900], L’interprétation du rêve, PUF p. 362).

Par l’alternance des écoutes aux fins d’entendement, l’oreille musicale de l’analyste se porte sur les mots, leurs sonorités, intonations et nuances, à différencier ou conjuguer.

L’analysant, progressivement, affine son oreille et ses dires. Les mots retentissent, il les écoute et entend, en séance, après-coup et au fil de la cure, repoussant les limites et s’ouvrant à d’autres musiques.

4’33’’ et John Cage, que nous disent-ils depuis le silence ?

A la source de l’œuvre

L’être humain, même dans un tel lieu (comparable à une cage), entend toujours les sons liés à son propre corps. Le bruit incessant de la vie se produit et diffuse.

En 1951-52, Cage vécut une expérience cruciale en visitant une chambre anéchoïque. Il recherchait un silence absolu et ininterrompu ; ce silence s’avéra impossible à trouver.

La place et le contenu de l’œuvre

Dans son contexte, 4’33’’, œuvre dite de silence, prend place et résonne tel un repère faisant trou entre deux repères musicaux, le concert étant ainsi structuré.

Et en son contenu, cette œuvre, ni de vide ni d’absence ni de négation du corps, est structurée par deux coupures gestuelles qui servent de repères internes au sein d’un temps non silencieux remplis de bruits au hasard.

Cage hésita sur le sérieux et la crédibilité de sa composition silencieuse. D’où peut-être son choix d’une forme classique en trois mouvements à la manière d’un concerto.

4’33’’, durée totale de l’œuvre en minutes et secondes et fixe, qui donne son titre à l’œuvre, est l’ensemble formé par trois mouvements de durées inégales (33″, 2′40″ et 1′20″ qui deviendront – suivant un même ordre de grandeur – 30’’, 2’23’’, 1’40’’ pour se diluer in fine dans autre chose). Ces mouvements sont scandés par des interruptions marquées visuellement par le corps de l’interprète. La fonction regard est ici convoquée.

Sur la partition de l’œuvre, chacun des trois mouvements est présenté au moyen de chiffres romains (I, II & III) et est annoté TACET (« il se tait » en latin), qui est le terme utilisé dans la musique occidentale pour indiquer à un instrumentiste qu’il doit rester silencieux pendant toute la durée du mouvement.

Pendant chaque mouvement, l’interprète avec son instrument se tait (il ferme/ ouvre le clapet de son piano, sa gueule) et semble dire au public : « maintenant à toi ! » (de l’ouvrir). Mais, entre chaque mouvement et à l’issue du 3ème, il reprend la parole, le pouvoir, il redevient le sachant de la musique savante.

Performance hic et nunc, cette expérimentation, en donnant le champ libre à l’aléatoire, l’inattendu, la surprise, l’inouï des notes, invite tout un chacun à l’écoute de la vie.

L’interprétation de l’œuvre à l’œuvre

Interprétation originelle

En concert, le morceau a été interprété pour la première fois par le pianiste David Tudor le 29 août 1952, près de New York, dans une salle semi-ouverte sur l’extérieur, avec une partie à ciel ouvert dans les bois. Les bruits de la nature environnante étaient perceptibles : vent, pluie,…

Le public a vu D.Tudor s’asseoir au piano et fermer le couvercle, installer la partition et lancer le chronomètre. Les mains de l’interprète, dont la droite restait ostensiblement en l’air, conduisaient le public à penser qu’il allait finir par jouer de l’instrument. Après un moment, il ouvrit le couvercle, marquant ainsi la fin du premier mouvement. Il réitéra cela pour les deuxième et troisième mouvements. A la fin, il a salué, des gens ont applaudi, d’autres réactions se sont produites. Le morceau avait été joué et pourtant aucun son n’était sorti. Ce que voulait Cage, c’est que quiconque qui aurait écouté attentivement aurait entendu et émis des bruits involontaires selon une infinité de combinaisons, ceux-ci devant être considérés comme formant la partition musicale.

Provocation dans le corps des auditeurs sur le coup et après coup, 4’33’’ demeure encore controversé.

Cette œuvre a pu créer des tensions et diverses manifestations du corps du spectateur, particulièrement celles opérant envers un insupportable physique, telle que l’angoisse :

«[…] c’est à partir de notre silence que nous pouvons trouver les sources déclenchant l’angoisse. » (J. Lacan, Séminaire L’identification, Seuil, Leçon du 2 mai 1962).

A l’inverse, combien ont vécu cette expérience sereinement ou autrement ? Et qu’en est- il de l’après-coup de cette expérience ?

L’espace d’interprétation comprend un dedans et un dehors, voire un entre-deux à l’image de la rampe ou la fosse entre la scène et la salle. Il inclut artiste et public et distribue différemment les lignes de perception visuelle et auditive entre eux. Dans ce cadre physique, tout se joue ensemble, d’une façon plus ou moins maîtrisée, l’aléa demeurant pendant toute la durée tel un principe actif voire cathartique.

Effets de l’œuvre durant son exécution et à sa suite

Du côté du public, les sonorités sont principalement corporelles mais les personnes peuvent aussi donner de la voix ; elles sont à l’unisson, même discordantes, même en désaccord avec la composition ou son interprétation.

Elément d’un corps social, le spectateur qui attend, s’interroge, s’efforce de percevoir le moindre son et tend l’oreille. Il finit par rompre le silence, combler le vide, composer…

Le public est soumis à une tension générale. Ce que tout un chacun ne sait pas, mais ce qu’il comprendra peut-être, dans un après-coup, c’est qu’alors il est devenu acteur de la pièce. Autrement dit, le silence va désigner le sujet (spectateur) pour un autre signifiant (acteur).

L’œuvre de silence du compositeur donne la parole par l’entremise de l’interprète qui veille au cadre de mise en œuvre, du moins pendant 4 minutes et 33 secondes car l’après-coup lui échappe.

L’interprète lui, s’exprime, entre deux gestes minimalistes, sans voix et sans bruit. Singulièrement, il fait corps avec son instrument et avec l’appui de quelques objets (partition, chronomètre,…).

Deux corps semblent dès lors rester indispensables, variant à chaque interprétation comme à chaque dire.

Celui de l’artiste-interprète avec son propre corps et son instrument, qui donne corps à la musique écrite sur la partition, dans le temps et l’espace.

Celui de l’auditeur qui écoute dans le cadre d’une expérience aux fins d’entendre ce que l’interprète va, avec lui, écouter.

Le silence de l’un, tel un retrait de son corps, amène l’autre, notamment par son corps, à se manifester. Et la relation entre les deux (via l’instrument/sexe) fait corps à partir d’une œuvre commune. Le corps de l’art n’est jamais silencieux.

Le corps du spectateur prend place d’œuvre d’art en tant qu’il palpite et vit l’espace- temps du silence créé par le compositeur et représenté par l’interprète : place d’être qui advient.

Le compositeur, en laissant la place d’œuvre et d’être au spectateur durant la performance, va se trouver en position de desêtre, là où c’était. Effet de transfert, l’entre-tissage se fait non sans un certain vertige de part et d’autre.

Instrument agalmatique à l’œuvre ?

Bien que 4’33’’ ait été écrit « pour n’importe quel instrument ou combinaison d’instruments,…» comme le précisait Cage dans le titre de sa composition, le piano – qui était l’instrument de Cage et de sa mère – reste celui privilégié pour son exécution.

Or, telle l’image du musicien faisant corps avec son instrument, le piano, cet instrument de percussion et cardophone, à queue, avec une caisse de résonance et aux deux couvercles ouverts, n’est pas sans analogie avec les deux sexes masculin et féminin comme avec le père ingénieur et la mère pianiste de Cage.

Il présente aussi une ressemblance avec le coffret aux bijoux précieux, l’agalma et les agalmata, qui invite à s’interroger pour identifier la véritable richesse. Ainsi le trésor sonore se trouve-t-il à l’intérieur dans le corps du piano joué par l’artiste ou à l’extérieur, dans le corps de chaque auditeur, devenu par le silence acteur en lieu et place de l’interprète ?

Un mouvement de balancier se fait jeu du savoir ou du dire de l’artiste et du public, de l’un à l’autre, à l’un de l’autre. S’agirait-il de la réversibilité de l’étoffe musicale ?

Bien que l’expérience de 4’33’’ soit dotée de dimensions collectives et visuelles plus manifestes, elle présente des ressemblances avec celle vécue en analyse par le corps et l’inconscient des analyste et analysant, notamment avec le divan, cet instrument dont l’étymologie évoque lieu de pouvoir et salon de musique.

Le corps de l’analyste, en se taisant, donne la parole à l’analysant, qui accepte de donner corps, via son inconscient, à son dire, cette expérience se renouvelant aux fins d’entendre ce que l’analyste va, avec lui, écouter voire entendre. La relation entre les deux s’établit via la rencontre de leur inconscient, se rééquilibre et fait corps.

Dans l’œuvre comme dans la cure, pour que les effets se fassent jour, il faut un interprète/des spectateurs, un analyste/un analysant. Mais aussi un autre, dont on n’a pas conscience. Il y a toujours du 3 même par mise en présence de l’absence.

Les scansions de l’œuvre comme celles du dire, sont autant de ruptures signifiantes qui, en alternant et liant les opposés, rythment, marquent le corps et exacerbent les sens. Il y a profusion de possibilités : absence de réponse ou de clôture sur un sens défini et arrêté, multiplicité de sens qui peuvent sonner en séance et résonner après coup, dévoilement approchant et tournant autour d’un point de réel impossible à cerner.

L’écoute devient autre. A l’instar de cette œuvre de silence qui ne peut être entendue de la même manière que tout autre œuvre musicale, l’analysant n’entendra plus de la même façon à l’issue de la cure.

Conclusion

Tant dans 4’33’’ que dans la séance d’analyse, vient également l’étoffe d’autre chose. Un ensemble sonore prend forme, traduction du lien opéré par le mot « de » dans « le corps de l’art ». De la rencontre de l’analysant qui serait simple corps prétendu non sachant au départ, avec l’analyste qui serait supposé savoir, « l’étoffement » se fait vers une autre forme de savoir, sur la voie de l’objet a.

Au départ silencieux mais essayant de se faire entendre, le patient est devenu analysant et, à l’issue de la cure, se voit doté du silence de l’écoute. Le langage « corpsifié » a fait le chemin d’un silence modifié par les interprétations entre-tissées par l’analysant et l’analyste. Séance après séance, tirant, croisant et nouant les fils des tensions et résonances, corps et mots forment chaîne et trame de l’étoffe de soi. L’analysant vacille et tente de se reconstruire, approchant, maillant son désir, grâce à l’écoute. En cela, il y a étoffe du corps de l’art. En fin de cure, l’analysant a changé son écoute et s’est étoffé en lien avec l’Autre. Il ne laisse rien, faisant écho à la phrase de John Cage « … rien n’a été perdu au moment où tout a été abandonné. De fait, tout est bénéfice. » (J. Cage,

« Experimental Music : Doctrine », Silence, p. 8, cité par Kyle Gann, No Silence 4’33’’ de John Cage, Editions Allia, septembre 2014, p.134)

Du silence du dire, 4’33’’ et l’analyse ont provoqué quelque chose, convoquant à l’écoute jusqu’à l’infime, l’imperceptible aux limites du silence.

Dans les deux expériences, il n’y a ni corps en plus ni corps en moins, mais cependant une perte, qui ouvre vers une écoute autre et un entendement de soi-même. Corps ayant laissé choir ses oripeaux, corps maillé de l’intérieur et avec les autres, corps tissé d’impressions avec l’art encordé, ce corps étoffé va, pas sans blanc, s’accordant.

Pour un discours qui ne soit pas du semblant (cf. J. Lacan, Séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant [1971], Seuil, 2007) il faut longtemps et beaucoup de notes, de l’a-corps à l’accord, pour étoffer, écouter sonores encore et entendre sonore Un- corps.

Aux dires du silence… mais encore ?

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