Introduction
Cette réflexion personnelle – « Une texture à trous » 1 – fait suite au travail que j’ai mené avec d’autres membres de cartels de passe en 2017. Elle est à la fois impressions et désir de transmettre à l’Ecole une trace de cette expérience, sans pour autant révéler les signifiants des passants ni les arcanes de chaque passe.
Trous et fentes chez Fontana
Le choix du signifiant « texture » relève d’un tissage qui se révèle en textes et en toile, en trous et en mailles, jusqu’au point, peut-être.
« On ne rêve pas profondément avec des objets. Pour rêver profondément, il faut rêver avec des matières », car « la matière est l’inconscient de la forme » (la forme conçue par l’artiste produit une matière non attendue qui constitue la trace d’une expression venant à l’insu de son auteur). Telle était la citation de Gaston Bachelard 2 introduisant l’exposition « rétrospective » de Lucio Fontana 3 en 2014 au Musée d’art moderne de la Ville de Paris.
On peut voir chez Lucio Fontana, notamment dans ses toiles aux trous et fentes, que cet inconscient déborde la limitation des formes et que ses œuvres sont comme explosées de l’intérieur, poussés vers l’intérieur et l’extérieur par un excès de matière né de la pulsion.
Loin de chercher à détruire le tableau, l’artiste l’incise, le perfore, en affirme et en manifeste la charge pulsionnelle et un désir inconscient.
Il inscrit un espace réel dans le cadre en ouvrant véritablement la toile sur ce que Foucault appelait “l’espace voisin” (où le discours foucaldien sur le langage est un discours singulièrement proche de celui de la psychanalyse – sous-entendue, lacanienne. Tous deux suivent une voie parallèle, complice, mais le font de chaque côté d’une frontière, dans un espace distinct et exclusif) et met en acte et en indice le désir de vue subjective qui est à l’origine de la perspective 4.
D’une certaine manière, ces trous et lacérations mobilisent peut-être plus le regard du spectateur que les motifs d’une peinture figurative ; le mot perspective 5 étant plutôt pris au pied de la lettre. La toile, offrant ainsi des orifices, permet à celui qui la regarde d’y trouver un réel inattendu, saisissant. L’objet regard est convoqué par les trous de la première « peau » de la toile, laissant deviner, voire passer, dans une deuxième peau, un réel qui interroge et que peut interroger le spectateur.
Les trous, la passe, l’inconscient
Ce sont ces trous épars 6 proposés par Fontana dans sa matière langagière qu’est la peinture qui ont fait écho au travail qui a été mené au sein de cartels de passe. Car c’est bien la lecture de trous par chaque cartel dans ce qui a été déposé par les passeurs qui a pu faire émerger un bout de réel.
La structure de langage est ce qui définit l’inconscient. Lorsque Lacan en parle, il fait référence au signifiant et au signifié, au renvoi de la signification à une autre signification, à la substituabilité d’un signifiant par un autre, engendrant toujours des effets de signifié.
Au cours de son élaboration (pouvoirs de déplacement et de création de sens), dès Les Formations de l’inconscient (séminaire V), Lacan introduira la notion de signifiant comme coupure, faisant trou dans le Réel. Structure qui ne se trouve pas dans l’étoffe du moi, qui lui, passe son temps à rapiécer les trous qui se rencontrent du fait du signifiant (s(S)ymbolique), quitte à tourner en rond dans un discours ronronnant.
Là où en mathématiques on pose X=X, qui est à la base du principe d’identité logique, en psychanalyse X≠X (le signifiant est troué et non identique à lui-même).
C’est notamment sur le versant de la cure en tant qu’expérience logique que se produit le trou dans la langue du sujet. Lacan isole ainsi la fonction logique de la lettre comme argument d’une fonction, F(x), celle d’un trou dans le discours.
Freud ne décrivait pas autrement la présence de l’inconscient quand il écrivait que la conscience ne constituait pas tout le psychisme, les processus conscients sont discontinus, une chaîne sans trou et sans lacune.
Quelque chose est laissé en dehors des chaînes conscientes, il y a un effet de manque dans le discours même. Quelque chose qui n’est pas là doit-il être compris comme une chose qui manque et non pas comme un rien ? Il faut des conditions particulières pour que quelque chose qui est absent ait la fonction de manque.
Dans un phénomène discursif ou langagier (rêves, actes manqués, symptômes, etc. relevant de ce domaine), c’est une certaine tonalité d’absurdité, d’étrangeté, qui signale à Freud qu’il y a un chaînon manquant.
L’inconscient, c’est ce qui fait trou dans la chaîne discursive. Freud cherche à combler les trous, à rendre intelligible le discours troué d’inconscient en le complétant par des éléments prélevés dans les associations libres des patients ou issus de déductions. Cette méthode a ses limites mais elle permet de mettre en évidence ce refoulement originaire. Il y a un impossible/réel du fait de l’inconscient.
Les lacunes dans la chaîne discursive vont se creuser pour aller concerner le sujet de l’énonciation. Lacan pose la question de savoir ce que c’est qu’un trou. Le trou est un trou du corps (orifices corporels). Comment l’entendre sinon parce que ce qui vient trouer le corps n’est autre que la subversion introduite par le langage, en ce sens que la langue est constituée de signifiants qui ne renvoient à rien d’autre qu’à un autre signifiant ; autrement dit, toute demande ne rencontrera qu’un trou puisque plutôt que l’objet, elle rencontrera un signifiant qui viendra cerner cette béance et le simple fait de vouloir saisir un objet confrontera le sujet au trou creusé par le signifiant.
Dans la cure, ce qui est approché, a-bordé sinon trouvé, ce n’est pas l’objet perdu depuis toujours, mais une façon propre à chaque sujet de border le trou laissé par cette perte. Le trou autour duquel nous sommes tous en train de tour/trou-billonner du simple fait d’habiter le langage.
Dans la procédure de passe, il y a un écart entre les différents maillons et chaque entité (passant, passeurs, cartel). Il y a un écart entre l’analyse et la passe.
Même si le cartel ne conclut pas à une nomination, il n’en reste pas moins que la passe aura eu lieu en tant qu’expérience. La nomination fait ex-sister la psychanalyse mais ne dit pas s’il y a ou pas eu de l’analyse. Il y a ex-sistence en tant que nomination. La nomination ne vérifie pas s’il y a de l’analyste, elle le fait ex-sister.
La passe ne permet de nommer (donner un nom aux choses) ni un analyste ni à une fonction. Il s’agit de nommer le réel en tant qu’ex-sistence. La nomination est un marquage, une inscription, qui restera par la suite inscrite dans l’Ecole par les deux lettres A et E. La passe participe de la formation de l’Ecole.
Lors du collège public de la passe du 21 janvier 2017, Christiane Dostal-Berjoan avait énoncé que « Ce qui est nommé c’est quelque chose, plutôt du côté du trou du savoir, de ce qui ne peut pas se dire ».
Lors de nos travaux de cartels, la « transmission » par les passeurs de ce qui leur avait été déposé par un passant nous a révélé un certain niveau de décalage, de différence. Le cartel travaille avec ce qui est dit par les passeurs et le trajet de l’acte du passant au cartel, par la chicane des passeurs à deux voix, n’est pas sans trous.
La lecture des trous par le cartel dans ce qui est déposé par les passeurs a pu faire émerger un réel. Trous constituant un écart entre les deux témoignages de passeurs susceptibles de laisser les membres du cartel interrogatifs quant à leur compréhension des dires du passant qu’ils ne connaissent pas.
Des écarts laissant lire une béance parfois, une confusion d’autres fois (reprise de ce qui vient d’être dit, réajustement des paroles, contradiction des dires du même passeur). Mais également, trous dans le témoignage d’un même passeur par le truchement de pertes de notes, de contradictions, d’actes manqués, de chutes d’objets, voire même d’accidents.
Des trous aussi auxquels nous avons été confrontés dans la transmission des passants aux passeurs de restes de « non-analysé » par le passant lors de sa passe (un certain nombre de rêves, notamment). La passe permet de retraiter aussi ces éléments-là de la cure et répéter jusqu’à en user les signifiants pour en dévoiler des trous.
Les trous doivent être pris avec la plus grande considération. » Enonciation qui se dénonce, énoncé qui se renonce, ignorance qui se dissipe, occasion qui se perd, qu’est-ce qui reste ici sinon la trace de ce qu’il faut bien qui soit pour choir de l’être ? « 7 . Un nœud borroméen inscrit dans le discours du passant pourra se percevoir et se lire ou pas au travers du travail du cartel. Le passant est en position de performer, non
sans lien avec la performance artistique, une sorte de work-in-progress. Un discours en ex-tension à l’adresse des passeurs qui va se modifier et s’écrire différemment au fil des rencontres et de la procédure, laissant dans ce tissage formé ainsi par les signifiants, une matière/texture et des trous qui « passeront » au cartel.
Ce sont ces trous qui mettent le cartel au travail. Car il y a bien une présence de l’inconscient même s’il se signale par la coupure, le trou et la disparition. Le sujet de l’inconscient est une discontinuité dans le Réel.
Du réel de la cure, le patient ne peut rien en dire, mais essayer d’en parler dans la passe peut amener à s’en approcher davantage ; le réel émergeant de la lecture des trous que le cartel en a fait.
La passe en elle-même ne fabrique rien, si ce n’est de l’Ecole (en tant que formation de l’analyste et de transmission de ce qui est intransmissible). Le réel de la cure même s’il est peut-être différent de celui de la passe, du fait du dispositif même, un bout de savoir émergera ou pas de l’expérience.
Le bout de savoir sans sujet ne se transmet pas comme tel, mais il peut se reconnaître essentiellement sur le passeur et sur chaque membre du cartel. La nomination marque l’acte analytique, en ce qu’il est du savoir sans sujet. Elle nomme le travail du rouage passant, passeurs, cartel et résulte de ce réel. Elle ne nomme pas uniquement un bout de réel mais également, ce tracé de l’acte analytique qu’initie le passant en mettant en jeu le trou noir au cœur de la signification. Performance d’un franchissement qu’opère chaque passeur à la mesure de son propre évidemment, quelque chose de son propre insconscient, et qu’il transmet à chaque « un » du cartel qui, à son tour pris par les effets de réel de ce texte énigmatique, tente de border ce trou dans le savoir par un travail d’écoute et de déchiffrage. La nomination nomme aussi un acte d’Ecole.
Le cartel de passe élabore un travail de lecture entre les lignes, au delà des dires déposés. Chacun écoute depuis sa position singulière avec son lien propre à la psychanalyse, depuis le parcours analytique qu’il fait et qui le fait. Chacun y va de son désir, avec pour outil, ce savoir de l’expérience analytique acquise au travers de sa propre cure, sur le mode d’un certain savoir-faire et un savoir construit à partir de textes, écrits par d’autres analystes qui font chaine de transmission jusqu’à chacun d’entre nous.
A l’écoute de ces lectures singulières, le travail de cartel va s’effectuer. A partir de l’intime où a été entendu par chacun des membres du cartel, le texte / la voix du passant à travers la texture / tessiture apportée par chacun des deux passeurs, il s’agit de faire mûrir le travail du passant, des passeurs et du cartel. Le cartel fait une lecture d’un texte à trous du passant transmis par deux passeurs. Les croisements forment un tissage, une trame où ce qui compte, c’est ce qui va échapper des mailles (blancs, ratés, actes manqués, après coups, contre coups etc.).
Dans le séminaire D’un Autre à l’autre, lors de la séance du 4 décembre 1968, Lacan de dire : « Ce qui du fait ne peut se dire, est désigné mais dans le dire, par son manque, et c’est cela la vérité. C’est pourquoi toujours la vérité s’insinue mais peut s’inscrire aussi de façon parfaitement calculée, là où seulement elle a sa place, entre les lignes ». 8
Le cartel conclura par une nomination ou pas ; c’est en raison d’un travail collectif constitué par le désir de chacun envers la psychanalyse. La conclusion par une nomination émerge au travers d’une discussion qui passe et repasse par les signifiants du sujet, les use jusqu’à en dégager la trame, explore ce que chacun a pu entendre ou pas, de trous, de défauts dans la texture croisée/textes croisés – amenée/amenés par les deux passeurs.
Si nomination il y a, elle vient nommer ce point de réel qui aura été entre-aperçu entre les lignes, au travers des trous, des manques, du récit transmis par chacun des passeurs.
C’est donc à partir d’un trou dans le savoir, qu’un cartel qui est lui-même un collectif décomplété par son plus-un, dont le rôle autre ne m’apparaît pas clairement identifié, conclut ou pas, par une nomination qui ne fait, ni titre, ni garantie, ni autorisation.
Le réel qui ne se voit pas mais peut s’entrapercevoir, est ce qui échappe le plus, en permanence. C’est pour cette raison qu’il ne cesse de revenir en nous. Dans le maillage/nouage de chaque sujet, le Réel passerait du côté de la béance qui tend vers la chute. Ce qui n’est pas sans lien avec les trous, fentes et incisions de Fontana, trou-matismes du réel.
- Intervention du 18 novembre 2017 lors du collège public de la passe à l’EpSF ↩︎
- Gaston Bachelard, « L’Eau et les Rêves : Essai sur l’imagination de la matière », Paris, Librairie José Corti, 1942. ↩︎
- Lucio Fontana, peintre italien d’origine argentine né en 1899 et mort en 1968 ↩︎
- Citation reprise du blog d’Olivier Beuvelet du 27 avril 2014 sur Internet dans le cadre de la rétrospective L.Fontana https://blogs.mediapart.fr/olivier-beuvelet/blog/270414/lucio-fontana-la-fente-et-la-fenetre ↩︎
- Perspective dérivé du latin perspectus, participe passé de perspicere : « regarder à travers ». ↩︎
- Soulignons que Lucio Fontana a réalisé ses œuvres perforées tantôt via l’usage de pointes ou de clous, tantôt via l’usage de lames de cutter. Les perforations étant soient des trous soient des fentes. ↩︎
- J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir » Ecrits , Paris, Seuil,1966, p. 801 ↩︎
- J. Lacan, , D’un Autre à l’autre, Le Séminaire Livre XVI, Seuil, Paris 2006, p. 67. ↩︎