Avant propos
Le tatouage, en tant qu’acte et résultat, se situe à la croisée des chemins entre « malaise dans la civilisation » et « art et création, vérité et fiction », deux des thématiques proposées dans le cadre du présent colloque et non sans lien avec celle du précédent de 2017, intitulé « L’étoffe d’un corps ».
Introduction
Je ne m’attarderai pas sur une approche historique ou sociologique du tatouage, ni sur sa fonction totémique ou encore sur ses vertus esthétiques ou thérapeutiques mises en avant dans certaines cultures, ni même sur le concept de body art 1; mon travail tend vers une approche contemporaine de cette pratique croissante dans nos sociétés occidentales, au travers de nombreux entretiens menés avec des tatoués et des tatoueurs, questionnant le tatouage au regard des fantasmes et du fantasme.
A partir de cette approche empirique confrontée aux textes, j’ai été amené à considérer le tatouage comme éclats du fantasme au travers de fantasmes et en même temps comme écran du fantasme, là où le scopique, voire le spéculaire, peut découvrir l’écriture d’un corps, soit autant de lettres d’un sujet.
Le terme tattoo proviendrait de tatau, vocable polynésien signifiant « dessin inscrit sur la peau » et qui dérive de ta (le dessin) et atouas (l’esprit de l’ancêtre).
Alors que par le passé, la tradition pouvait imposer la manière dont le corps devait être marqué, à présent c’est l’individu qui choisit, de parer, d’étoffer, de singulariser, de compléter ou d’étendre son enveloppe corporelle par des traces signifiantes et indélébiles, où semblent se rejoindre l’idole et le fétiche, le sacré et le profane.
Chronologie du processus du tatouage
Dans le processus de tatouage, le fantasme se révèle sous plusieurs de ses faces, autant de fragments ou d’éclats. Le fantasme de la modification corporelle est présent avant le passage à l’acte, dès le choix de l’endroit du corps, du motif, de la lettre, puis au travers du rendez-vous avec l’autre-tatoueur à qui le corps est confié pour être incisé et paré. Une co-excitation libidinale se mobilise avant l’acte même en ce sens que le corps est offert à l’autre : « …nous avons mille témoignages que ce qui caractérise la position de celui dont le corps est remis à la merci d’un autre, c’est à partir de là que s’ouvre ce qui peut s’appeler la pure jouissance. » 2
Puis, vient le moment de l’acte durant lequel le sujet-tatoué ne voit pas la réalisation à proprement parler et est pris dans une position – qui peut sembler masochiste – d’endurer une douleur parfois insoutenable, conjuguée à une excitation ; le sujet étant mis en relation d’objet avec le tatoueur qui manie une aiguille pour encrer. La douleur fait, pour la plupart des tatoués, partie de l’expérience, tel un passage initiatique (« Je crois que la douleur permet, en quelque sorte, de prendre la mesure de mon geste. Je l’ai fait » ,disait un tatoué ou encore « La douleur aide le corps à percevoir le changement et permet au cerveau d’accepter la nouvelle image corporelle. A chaque changement du corps, on ressent de la douleur : quand on grandit, vieillit, se blesse, lorsqu’on change. La douleur est une information utile », évoquait une tatoueuse). Le tatoué peut ainsi prétendre à un statut singulier, tout le monde ne pouvant endurer une telle épreuve. Douleur marquant que le corps est vivant, conjuguée à une érotisation qui permet au sujet de sentir le moi-peau qu’il se refait. Pour reprendre D. Anzieu, « le sujet se représente lui-même comme Moi à partir de son expérience de la surface du corps ».3 Représentation métaphorique du Moi définissant une limite entre le dedans et le dehors, le tatouage fournit à la conscience une connaissance de l’unité corporelle du sujet.
Suivent les fantasmes projetés par chacun des regardeurs sur le corps tatoué, puis celui de voir pérenniser une marque indélébile alors même que la surface corporelle n’est pas permanente et qu’elle subira les altérations du temps. Pour enfin, finir par les restes de la marque après le décès du tatoué. Le corps est pris comme lieu de liberté du tatoué, dans une permanence fantasmée.
Le tatouage serait une des formes d’incarnation d’un organe irréel, la libido.
Lacan énonce en 1964 dans Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse 4: « Une des formes les plus antiques à incarner dans le corps cet organe irréel, (la libido) c’est le tatouage, la scarification. L’entaille a bel et bien la fonction d’être pour l’Autre d’y situer le sujet, marquant sa place dans le champ des relations du groupe, entre chacun et tous les autres. Et, en même temps, elle a de façon évidente une fonction érotique, que tous ceux qui en ont approché la réalité ont perçue ».
De cette citation, émergent plusieurs observations :
- Le tatouage serait un signifiant puisque, comme l’entaille, il situe un sujet dans le réseau des relations à l’Autre.
- Il serait le nouage de l’incarnation réelle sur/dans la chair au travers de ses empreintes, marques, événements symptomatiques (Réel), de sa valeur signifiante (Symbolique) et d’un signe érotique, de complétude du corps, fantasmatique (Imaginaire). Le tatouage prend place dans la peau incisée et produit, à la suite de la cicatrisation, une nouvelle image en surface. Il y a découpe dans le corps et atteinte dans sa « matière » même, produisant des effets tout autres que le simple dessin sur l’épiderme. Le tatouage met en jeu dans le réel du corps du symbole et une fiction/fixation du sujet. Par une telle pratique de modification corporelle, s’entrecroisent les trois dimensions borroméennes R-S et I.
- Le tatouage aurait une fonction érotique. Il incarne la libido en tant qu’organe dans la mesure où il confère un «attrait phallique» 5, de par l’image réalisée, à un bout de corps qu’il érotise, bout de corps sublimé après pénétration et colorisation par l’aiguille du tatoueur. En se détachant comme figure sur la surface du corps, il se divulgue, entre voilement et dévoilement, convoquant les trois temps de la pulsion au niveau du dire, du voir, du faire. La valeur érotique du tatouage se présente comme un «plus-de-jouir» se prêtant à la révélation de manière fortuite ou lors de jeux de séduction. Comme la relique, le tattoo donne droit à une «visibilité du caché» 6.
- Il constituerait un espace topologique d’écriture de lettres et d’être, un lieu de jouissance d’un bout de corps qui vient incarner des liens qui n’ont pu être symbolisés. Au travers de la trace encrée dans le derme, le sujet ne ferait-il pas remonter en surface une jouissance oubliée ou refoulée, toujours ancrée en lui ?
Le tatouage, reconquête et libération du corps
Lors de mes entretiens, il est apparu que certaines personnes tatouées avaient le sentiment d’avoir reconquis, voire reconçu de manière singulière leur corps, de par la complétude moïque que cette marque était venue leur apporter, nonobstant le sentiment d’avoir parfois transgressé la loi (cf. je fais référence ici aux religions monothéistes et notamment au Lévitique (3è des 5 livres de la Torah) qui précise : « Vous ne vous ferez pas d’incision dans le corps […] et vous ne vous ferez pas de tatouage ») : trace du fantasme d’être unique, également après sa mort (corps identifiable parmi d’autres) mais aussi, sentiment d’appartenance, pour certains, à une communauté de tatoués. « Ce passage à l’acte irréversible m’offrait une forme de singularité attestant de mon existence », m’avait dit un de mes interlocuteurs. Pour un autre, « le tatouage vient témoigner de la virilité du sujet, souligner le muscle, faire-valoir le corps, fantasmer une extension plutôt qu’un complément, un prolongement de son identité corporelle (qui n’est peut-être pas sans lien avec le concept d’homme augmenté) ».
Plus largement, le tatouage s’exprime sur le corps en tant qu’objet de modifications et support de projections de fantasmes intimes du sujet mais également de fantasmes sociaux (libération des mœurs, discours capitaliste, sentiment d’appartenance à un groupe, mimétisme, phénomène de mondialisation, nécessité de créer de l’irréversible dans un environnement instable, etc.), en sorte que l’on est
conduit à le comparer à d’autres concepts comme le symptôme ou la pulsion.
« Le narcissisme des petites différences » 7 conceptualisé par Freud dans Malaise dans la civilisation atteint son paroxysme et se traduit par un surinvestissement de marques corporelles. Marques qui signent l’appartenance à soi, dans une société du virtuel, de l’apparence et du spectacle où le fait d’être visuellement distingué est une forme de salut. On devient « soi » dans la croyance que le regard de l’autre ne sera pas indifférent à cette marque de singularité, même si ces pratiques, à la limite du corps (au niveau de sa surface écran), font émerger des réalités différentes, souvent hétérogènes.
Cette pratique dans nos sociétés occidentales est-elle un phénomène de mode, signe extérieur de reconnaissance constituant une marque identitaire, une grammaire subjective ? Ou prend-elle place comme fait culturel dans nos fictions modernes ? Le tatouage est-il en position de prêter sa consistance formelle au symptôme dès lors que comme celui-ci, il fait effraction, trace, biffure dans un espace choisi du corps ? Mais n’a-t-il pas en commun avec la pulsion, de se situer sur la peau qui, source de jouissance, est le lieu possible d’un fantasme ? Si la pulsion est en jeu dans le champ du visible, c’est le regard, tout comme dans la peinture, qui est central dans cette pratique ; à savoir autour d’un donné à voir ou à mi-voir sur un corps, source de jouissance.
Le tatouage aurait fonction de trait unaire
Dans Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Lacan énonce que « Le trait unaire, le sujet lui même s’en repère et d’abord il se marque comme tatouage, premier des signifiants. Quand ce signifiant cet un, est institué, le compte c’est un un. C’est au niveau non pas de l’un, mais du un un, au niveau du compte que le sujet a à se situer comme tel ». 8
Le tatouage témoigne d’une marque indélébile tracée sur la peau avec laquelle il fait corps et évolue au fil du temps et d’une vie qui édifient la structure d’un sujet.
Le trait unaire, empreinte symbolique, soutient l’identification imaginaire. En faisant de son corps un espace d’énonciation, en l’utilisant comme un lieu d’écriture où une trace vient signifier une absence tout en comblant le corps incisé, le tatouage a eu pour l’identification la fonction d’un signifiant unaire. Il est là pour confirmer une marque à partir de laquelle peut s’instaurer l’identification d’un sujet, tatoué par le signifiant.
La tatouage, archive de soi
Au-delà du geste qui peut venir compléter le sujet et éventuellement l’inscrire dans un groupe constitué, les tatouages peuvent former une archive de soi lorsqu’ils illustrent un élément personnel et intime sur la peau, occupant une fonction mémorielle, datant un événement de la vie (« Je pense qu’ils racontent certaines de mes histoires » ; « Ce sont des marqueurs du temps » ; « On veut extraire de soi tout ce qu’on peut donner tout en assumant une signature de soi-même » évoquaient certains tatoués interrogés).
Repère sur la peau d’un passage dans la vie du sujet, à la frontière d’un avant et d’un après, entre le passé et le futur, l’intérieur et l’extérieur, forme de rite initiatique et d’extériorisation d’une douleur interne. Certains parlent d’offrandes faites au et par le corps, de porte bonheur, de gris-gris. Le désir de marquer le corps constitue parfois une urgence impérieuse et la décision de passer à l’acte peut être très rapide, comme si l’entaille et l’encre inoculée venaient boucher quelque chose d’indicible et aurait fonction de refoulement. Rien ne sort du corps incisé, pas même du sang, mais l’aiguille vient le remplir, le compléter par l’encre injectée. Forme aussi de vaccination permettant de soigner un « mal-à-dire » du passé pour
accéder à un avenir autre.
Un certain nombre de tatouages s’insèrent dans le tissu biographique du sujet tatoué, y compris enrayant les éléments douloureux de son histoire pour faire peau neuve ou en célébrant des événements singuliers ; tout en exprimant une volonté de faire lien. Lien avec l’intimité de son histoire propre, lien social avec les autres, le cas échéant, la communauté des tatoués, inévitablement, les regardeurs.
L’atteinte au corps, non sans douleur, serait une mise en ordre symbolique, un apaisement du sens qui relance le temps et la possibilité de vivre. Une manière symbolique de s’écrire et s’e(a)ncrer, « s’encrier » (sans crier) : une écriture de et sur soi de ce qui n’a pu s’inscrire autrement, mais aussi une signature de soi-même et à soi-même. Les signes ajoutés sur la peau viennent aussi recouvrir le corps des origines, souvent pour l’effacer, voire pour le recréer, éradiquer une filiation, une transmission, devenues intolérables (« C’est le moyen de s’approprier totalement son corps parfois difficile à accepter en le différenciant du corps que les parents ont conçu » avait énoncé un tatoué).
La peau, ce « moi corporel », organe originaire et objet de l’inscription des signifiants de l’Autre, qui n’est pas encore un Moi (non déterminé par des signifiants), est ce qui est excité en premier lieu. L’excitation recherchée, attendue et subie de la peau par le tatouage va venir réactualiser des traces mnésiques corporelles. Ces traces, qui portent depuis lors la marque de l’objet, apportent au Moi un complément, une réparation dans la mesure où l’aiguille recoud le tissus cutané (« Parfois, le tatouage sert à guérir le corps autant que l’âme, mais il n’est pas différent en ça de la chirurgie reconstructrice. Les tatouages sont les cicatrices de mon esprit sur ma peau comme les vergetures sur mes hanches sont le témoin du temps qui passe » évoquait une tatoueuse), un acte d’autoconservation qui aurait peut-être fonction de sintôme et qui n’est peut-être pas sans lien avec un fantasme d’auto engendrement dans la douleur, accompagné parfois d’effets dépressifs « postpartum ». L’être nouveau se substituant à celui conçu et né des parents
biologiques, mais également fantasme d’une propriété corporelle et de survivance de cet être nouveau par-delà la dégénérescence voire la mort.
Le tatouage viserait une forme d’appropriation fantasmée du corps
L’efficacité du tatouage tient à l’incise qui fait trace et peut avoir la valeur d’un trait d’identification : remplacer les signifiants originels, les effacer, les recouvrir (cf. cover), par ceux que l’on choisit et se faire objet de ses propres signifiants en les incorporant (« Ma mère n’apprécie pas que je touche à ce qu’elle a créé » évoquait une tatouée). Réhabiliter un corps marqué par les signifiants de la parole de l’Autre
qui ne sont pas / plus acceptés : se parer pour se séparer, sortir de l’aliénation de l’Autre pour pouvoir « s’habiter ».
Élaboration d’un fantasme de « décollement » des signifiants parentaux pour accéder, via une épreuve de douleur, à son moi propre. Le fantasme originaire d’une peau commune avec la mère se transformerait alors en fantasme d’une peau à soi 9, une peau protectrice et invulnérable, partagée avec ou sans la
mère, en s’attachant ou en se détachant d’elle. (« Cette épreuve répétée participe de la construction de mon corps et de ma personnalité, le tatouage donne force et consistance à ce que je suis, une manière aussi de mettre à distance les autres, de me faire craindre, il me permet une réappropriation d’un corps invulnérable et héroïque » mentionnait un tatoueur).
En tant que geste d’affirmation vis-à-vis de l’Autre, l’acte de « se faire tatouer » peut manifester le désir de régler une dette au regard du corps donné par la mère.
Dans la séance du 26 mars 1958 du séminaire Les formations de l’inconscient 10, Lacan aborde le tatouage comme trace qui articule le désir à la castration et le met en perspective avec la pratique de la circoncision. Castration, dans la mesure où le sujet en passe par la perte d’un morceau de corps. Atteindre le corps dans son réel renvoie à la circoncision comme produisant une coupure, un reste. Cet acte n’est pas sans lien avec la dette qui ne peut se payer que par une perte corporelle, « livre de chair » évoquée par Lacan à propos de l’objet a. Ce morceau de chair perdu, sacrifié sur l’autel du désir, nous ramène à la marque, contribution payée à la castration pour accéder au fantasme.
Le façonnage de ce nouveau moi sera réalisé par l’autre-tatoueur, celui qui inscrira les signifiants : œuvre choisie par le tatoué, exécutée par le tatoueur qui inscrit le corps du sujet, le malaxe, le manipule, le pénètre, l’essuie, sans pour autant signer la réalisation ainsi faite. L’inscription de l’objet tattoo vient compléter le moi-peau du sujet, parfois en préciser sa limite. Pour que le sujet puisse prendre possession de son moi réhabilité, il faudra que la réalisation soit parfaitement conforme au désir du tatoué ; tout ratage prenant valeur traumatique.
D’un point de vue clinique, il n’est pas anodin d’observer que cette pratique bénéficie particulièrement d’un engouement durant le processus de subjectivation qu’est l’adolescence, période marquée par l’initiation, la mise en risque, la confrontation aux limites et la rencontre du sexuel où sont remis en question voire se défont, progressivement, la plupart des modèles identitaires, affectifs, sociaux etc.
Journal intime qui se donne à lire à l’autre, rarement complètement, le corps réel devient support de projection d’un imaginaire du sujet en vue d’une resubjectivation via la symbolique du tattoo. La peau, instance visible du corps, est le recours le plus immédiat pour changer le rapport au monde du sujet en en remaniant les limites et l’apparence. L’individu ajuste les relations entre soi et l’autre, le dedans et le dehors, le privé et le public, l’intime et l’extime, s’inscrivant dans une autre dimension du réel. En changeant son corps par des ajouts identitaires qui peuvent s’apparenter à la fois à une biffure et à une signature, le sujet entend changer sa vie et signifier (pour lui-même et aux autres) une présence sociale.
Le tatouage exprimerait le fantasme d’un dire par les voies du corps
Le tissu de la peau vient combler dans l’imaginaire, du symbolique qui n’a pu être exprimé oralement par le sujet. Un symbolique mis en scène sur un corps donné à l’autre : à l’aiguille bruyante du tatoueur et à la pulsion scopique du regardeur qui n’est pas uniquement l’autre mais le sujet lui-même dans un rapport narcissique à son corps ou à l’image qu’il propose par le tatouage « organique » qui vient le compléter.
Organe donnant à voir, ce que le psychanalyste Pierre Fédida nomme « anatomie fantasmatique » 11. Le corps ainsi complété soutient le fait que le tatouage fait partie de l’anatomie du tatoué, devient organique et fait Un avec le sujet (de nombreux tatoués considèrent le tatouage comme faisant partie de leur anatomie). Ce n’est qu’au travers du regard des autres, regard miroir, que les modifications corporelles se rappellent à lui.
Le tatouage se fait piège à regards à la fois comme écran de réception et de projection des images du tatoué mais aussi de chaque regardeur et comme autant d’éclats miroitants, procédant de la création de nouveaux angles optiques à travers un corps fantasmatique.
Le corps gravé devient objet de sa propre élaboration, une reconquête spéculaire de fabrique de soi (une tatouée me disait qu’elle avait l’impression de s’être desobjectivée du regard des hommes qui n’apprécient pas le tatouage tout en étant devenue pour d’autres, un fantasme). L’insertion d’un ornement sur et dans le corps pourrait faire acte d’identification symbolique au même titre que la voix de la mère nommant l’enfant devant le miroir. L’enfant ne voit pas son image par son propre œil mais par celui de la personne qui se situe à ses côtés. Lacan dit que : «C’est par la voie du regard que ce corps prend son poids ». 12
Le tatouage assurerait une fonction imaginaire stabilisatrice, homéostasique (Caractéristique d’un écosystème qui résiste aux changements (perturbations) et conserve un état d’équilibre), forme de parure protectrice des agressions extérieures, qui garantit l’intégrité de l’enveloppe corporelle du sujet et lui assure une continuité signifiante. Dans la mesure où les repères du sujet, dans une société de plus en plus virtualisée, tendent à décliner, le recours au tatouage serait pour certains, une façon de s’inscrire de manière irréversible, et tendrait à leur conférer la consistance d’une mémoire cicatricielle.
Réitération de l’expérience
Pour la majorité des personnes interrogées, la réitération de l’expérience devient nécessité, offrant au sujet un moment d’exaltation et un supplément de plus-value corporelle (« Le moment du tatouage compte sans doute presque autant que le motif une fois qu’il est réalisé. Cela participe aussi au souhait d’y retourner ! » évoquait une tatouée). Un premier tatouage sur un espace intime vierge en appellera un autre, une chaîne signifiante viendra s’écrire. Le tattoo doit s’inscrire dans l’anatomie du sujet pour lui donner consistance. Un seul tatouage peut donner l’impression d’être perdu dans la chair, posé au hasard, d’où la nécessité d’en rajouter, exception faite lorsque la douleur interrompt la poursuite de l’expérience, où que le corps s’y oppose de manière réactionnelle (allergies ou rejets cutanés, infections).
Le tatouage peut alors souligner un symptôme qui tend à ne pas cesser de s’écrire. La pratique du tatouage devient alors processus d’écriture au sens où Lacan définit le symptôme tel que : « S’il peut être lu, c’est qu’il est déjà inscrit dans un procès d’écriture ». 13
Répétition du tatouage comme addiction d’une inscription qui ne s’évanouit pas, mais aussi lien et marque de confiance vis-à-vis du tatoueur, passant par la nécessité de se faire encrer et de s’ancrer. Jeter l’ancre dans l’autre, accrocher l’un à l’autre dans un mode de jouissance propre à chacun.
L’érotique du tatouage réside dans la phallicisation de la zone tatouée, mais peut aussi s’entendre à travers l’acte du tatouage et la relation tatoueur/tatoué. Il s’agit de « se faire faire » une entaille par un tiers sur le corps. C’est ce terme du « se faire » qui spécifie le troisième temps de la pulsion : tatouer, être tatoué, se faire tatouer.
Dans la démarche de se faire tatouer, on peut repérer qu’il y a du «se faire objet», c’est-à-dire prendre une position activement passive, plus ou moins douloureuse. Si cette douleur se décline comme plaisir, elle prend forme de masochisme. Pour reprendre Freud dans Inhibition, symptôme, angoisse 14, si «le passage de la douleur corporelle à la douleur psychique correspond à la transformation de l’investissement narcissique en investissement d’objet », alors le corps douloureux du tatoué ne prendrait-il pas une trajectoire inverse partant de l’investissement d’objet vers le registre narcissique ?
- Ensemble de pratiques qui placent le langage du corps au sein d’un travail artistique. ↩︎
- Jacques Lacan : la logique du fantasme. Séance du 31 mai 1967, paris Ed. du seuil ↩︎
- Didier Anzieu, Le Moi peau, Paris Dunod, préface d’Evelyne Séchaud p. 1 ↩︎
- Jacques Lacan : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Séance du 27 mai 1964, Paris. Ed. du Seuil, p. 187. ↩︎
- Expression utilisée par Simone Wiener dans son article « Le tatouage, de la parure à l’œuvre de soi » – Esprit du temps – « Champ psychosomatique », 2004, p. 164. ↩︎
- Didier Anzieu, le Moi peau, paris Dunod, p. 56. ↩︎
- S. Freud, malaise dans la civilisation, 2010, Paris, GF Flammarion, p. 69. ↩︎
- Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, séance du 22 avril 1964, Paris, Le Seuil, p. 129. ↩︎
- Comparer aussi avec les expressions « faire peau neuve », « avoir dans la peau », « faire la peau et « sauver sa peau ». ↩︎
- J. Lacan, Les formations de l’inconscient, séance du 26 mars 1958, Paris, Le Seuil. ↩︎
- Pierre Fédida, L’anatomie dans la psychanalyse, in Corps du vide et espace de séance, Paris, Ed. universitaires, Jean-Pierre Delarge, p. 30. ↩︎
- J. Lacan (1975), « Conférence à Genève sur le symptôme ». ↩︎
- J. Lacan, « La psychanalyse et son enseignement », 1957, Ecrits, Le Seuil, 1966, p. 444. ↩︎
- S. Freud, « Inhibition, symptôme, angoisse », dans Œuvres complètes, Paris, PUF, 1926. ↩︎