Comment j’ai appréhendé le confinement avec mes patients
Quelques jours après le début du confinement je me suis adressé à l’ensemble de mes patients en leur écrivant ceci : « L’inconscient ne connaît ni trêve ni suspension. Ni Freud, ni Lacan n’auraient cédé devant les impasses de notre civilisation. En attendant des jours meilleurs, durant cette période inédite de confinement et, afin d’éviter d’être contaminés par d’autres virus qui circulent sur divers réseaux, tentons d’inventer autre chose. Autre chose pour résister à l’isolement et au repli sur soi et pour rendre moins anxiogène la situation à laquelle nous allons devoir faire face. Autre chose pour poursuivre un travail analytique ensemble. Telle est ma proposition pour, avec celles et ceux d’entre vous qui le souhaitent, ne pas céder le pas et vivre au mieux cette période singulière. Je reste à votre disposition et à votre écoute, par téléphone, skype, zoom ou tout autre mode de communication adapté ».
Hormis les patients qui s’étaient manifestés à l’annonce du confinement pour me signifier leur volonté de poursuivre ou pas les séances durant cette période, les deux tiers ont accepté de s’engager dans un cadre inédit.
Si l’actuel président de la République l’a emporté au soir du 6 mai 2017 avec 66,1% des voix, les analystes politiques pointeront rapidement un niveau d’abstention élevé (plus du quart des inscrits) et un record de votes blancs ou nuls (plus de quatre millions).
Outre les observations et interrogations que je souhaite partager ici, je voudrais également souligner, les effets qui me traversent et mettre en avant quelques bénéfices de cette pratique à distance. Face à une situation inédite, sidérante voire traumatique, il convient d’inventer une pratique inédite.
Séances en confinement
Nous sommes face à un réel planétaire qui écrase, frappe avec effroi et, questionne la science, la politique, l’économique et le social.
Dans son Discours aux catholiques 1, Lacan évoque de puissantes bactéries qui nettoieraient « peut-être la surface du globe de toutes ces choses merdeuses, en particulier humaines, qui l’habitent […] Cela voudrait dire que l’humanité serait vraiment arrivée à quelque chose – sa propre destruction par exemple […]. Ce serait vraiment le signe que l’homme est capable de quelque chose. »
Une réponse à ce réel est le confinement, dont l’étymologie latine vient de confinia, le voisinage ou encore la frontière dans les langues italienne, portugaise et espagnole. La présence voire la découverte du voisin, le seuil de la porte, la limite à ne pas franchir (l’exercice physique à 1km de son lieu d’habitation étant un des cas possibles pour se « déconfiner » momentanément dans la journée), les frontières à fermer au plus vite, la mise à l’arrêt des moyens de transport transfrontaliers font tous l’actualité de notre quotidien.
Cette limite marque aussi un entre deux, entre le puissant réel de la pandémie et le faible symbolique du signifiant, sans toutefois éviter un imaginaire extrêmement productif, mettant en scène le meilleur mais aussi le pire, tel les discours complotistes qui prolifèrent de chaque côté du confinia.
Un réel qui touche les corps des différents Etats, lesquels réagissent de manière singulière : comment expliquer les 22 000 décès répertoriés en Espagne, alors qu’il n’y en a qu’à peine 800 au Portugal ou encore les 21 000 en France et les 5300 en Allemagne ? De part et d’autre de la frontière, des corps géographiques réagissent et composent différemment.
J’avais déjà expérimenté cette pratique de « télé-séances », hors corps, avec une patiente qui, après 4 mois de cure à mon cabinet a du s’expatrier en Grande Bretagne. Nous étions convenus de maintenir le travail par téléphone. Celui-ci se poursuit maintenant, depuis plus d’un an.
L’absence du corps du dispositif, « comme support nécessaire de surface d’accueil », suscite, lors de certaines séances, de la part de quelques patients, peut-être davantage une demande ou du moins un questionnement : un « Vous êtes-là ? » en cas de silence prolongé ou bien un « Qu’est-ce que vous en pensez ? », suscité par l’angoisse d’une parole fébrile.
Le terme de surface d’accueil est sans doute impropre dans le cadre d’un travail analytique, lorsque l’on a affaire à des patients que l’on suit depuis déjà un certain temps et l’analyste devrait sans doute occuper la place d’une surface d’inscription, terme certainement plus adapté.
A ce sujet, je voudrais faire part ici d’une expérience que j’ai vécue au début du confinement et qui viendra illustrer ces propos. J’ai reçu un appel d’une jeune femme en détresse (mon numéro lui avait été donné par une ancienne patiente) qui avait été mise (selon ses dires) en garde à vue suite à un contrôle de police alors qu’elle était hors du périmètre des 1 km de son domicile. Elle dit avoir été maltraitée, peu nourrie, emprisonnée dans un espace ne respectant pas les règles barrières. L’échange téléphonique a duré plus d’une demie heure, elle pleurait et voulait porter plainte. Je l’ai écoutée, lui ai posé quelques questions. Au terme de son appel, elle m’a beaucoup remercié en me disant qu’on ne l’avait pas écoutée ainsi jusqu’à présent. Je lui ai demandé de me tenir au courant de la suite et n’ai jamais reçu de nouvelles. Même s’il s’est peut-être inscrit quelque chose à l’endroit de l’analyste, il n’en reste pas moins que j’ai malgré tout ressenti tenir place de « surface d’accueil ».
Mais de manière assez constante, force est de constater que le travail se poursuit et, pendant les trois premières semaines, j’ai pu observer, chez la plupart de mes patients une certaine satisfaction à « se retrouver » avec soi-même, à déterminer de nouveaux repères, à composer avec un environnement que parfois ils redécouvraient, à inventer des activités, à faire du rangement et du ménage, à mettre de l’ordre dans leurs affaires, à tenter de structurer leurs journées, à interroger leur place face à ce bouleversement… Depuis quelques jours, les questions émergent quant à l’après confinement, des angoisses poignent. L’issue de cette période de confinement n’est-elle pas à mettre en perspective avec l’issue d’une gestation, renvoyant au traumatisme originaire de la naissance et le conflit entre un extérieur et un intérieur, marqués par la limite même du confinement.
Les prémices de l’appel téléphonique peuvent parfois ressembler à un début de conversation, souvent dans laquelle le patient marque une pointe d’interrogation, si ce n’est d’inquiétude quant à ma santé : « Vous allez bien ? C’est pas trop dur de travailler à distance ? Vous n’êtes pas malade ? etc. » soulignant du fait du transfert, que l’autre-analyste pourrait venir à manquer.
Il n’en reste pas moins que, bien que le dispositif mis en œuvre, loin du setting traditionnel, constitue malgré tout un cadre et que ces bouts de demandes d’échanges conversationnels n’en sont que nécessaires et permettent d’amarrer une parole qui pourra par la suite se délier. Il n’en reste pas moins que, bien que le dispositif mis en œuvre, loin du setting traditionnel, constitue malgré tout un cadre et que ces bouts de demandes d’échanges conversationnels n’en sont que nécessaires et permettent d’amarrer une parole qui pourra par la suite se délier.
Car s’il n’y a pas de présence physique des corps de l’analyste et des analysants, il n’en reste pas moins que l’analyste constitue, de par le transfert des patients, une présence réelle pour chacun d’entre eux. Une présence déjà incarnée qui perdure malgré l’absence d’image mais qui peut laisser peut-être davantage place au fantasme et aux manifestations inconscientes, de part et d’autre… Deux inconscients en présence pour deux corps absents l’un de l’autre.
Ainsi, une patiente, que je n’avais vue qu’une seule fois avant le confinement, a souhaité poursuivre les séances par téléphone. Quelque chose avait pu se mettre en place lors du premier entretien, en présence de corps et qui a pu continuer à soutenir dans le temps une parole, hors corps, d’un corps parlant, depuis maintenant plus d’un mois.
Ce qu’a créé ce cadre inhabituel
L’absence du corps laissant place aux manifestations inconscientes, m’a amené à deux reprises à rêver de deux d’entre mes patients durant la nuit qui précédait leur séance. Dans un de ces rêves, peu avant Pâques, je sauvais l’une d’elle de la noyade par le truchement d’une bouée en chocolat…
Du côté du patient, que dire du déversement d’agressivité ou d’expression de débordements d’affects particulièrement colorés de merde, de sexe, de sang et de fange… Le psychanalyste, au-delà de savoir répondre, se trouve incarner la présence réelle de l’objet qui sert à l’analysant pour que l’inconscient parle ses raisons au fondement du symptôme. Face à ça, les principes éthiques qui permettent à l’analyse de se poursuivre doivent être maintenus.
Le désir de l’analyste perdure hors cadre, et la situation à laquelle nous faisons face m’enseigne quelques éléments.
Le lieu, le topos, est changé et c’est peut-être aussi pour cela que j’ai pu observer que mes patients, même les plus jeunes, coutumiers des nouvelles technologies (skype, zoom, facetime etc.), ne souhaitent pas que les séances se déroulent en visioconférence mais privilégient systématiquement le téléphone. Comme s’il fallait entendre : « Si le lieu et le corps de l’analyste ne sont plus en présence, préservons-les d’une dimension imaginaire ».
En rajoutant l’image à la voix, le lieu de la séance apparaît comme un entre deux, le sujet ne pouvant s’inscrire dans le cabinet de l’analyste, étant retenu par son espace privé. Privé parfois d’intimité. L’absence de vidéo, la suppression de l’objet regard permet de nourrir le fantasme, l’objet voix prend davantage de place chez le patient.
Via le téléphone, certains patients écriraient effectivement, peut-être plus librement, quelque chose de leur fantasme. A ce sujet, une patiente que je suis depuis trois ans m’a révélé que le passage au divan lui avait semblé important car elle ne pouvait s’empêcher de vouloir me séduire en face à face, chose qu’elle pense avoir fait chuter en passant au divan. Quoiqu’il en soit, c’est par téléphone qu’elle a pu le dire et ni en face à face, ni sur le divan. La distanciation a pu donner plus de réel au corps pulsionnel assigné à l’autre.
L’ouïe chez l’analyste me semble également être convoquée d’une autre manière. Le téléphone canalise dans l’oreille de l’analyste la parole du patient dans son environnement propre. L’émission des dires du patient est restituée à l’oreille de l’analyste avec les « parasites » sonores propres au lieu de sa parole.
Ce cadre de travail inhabituel, hors corps et hors image, a pu parfois donner lieu au surgissement d’une écriture possible qui jusque-là ne pouvait s’opérer. Comme si une aléthéia du sujet pouvait se produire, amenant le patient à repérer un iné-dit. Contexte inédit et parole déliée ont amené certains d’entre eux à exprimer le besoin de rencontres plus fréquentes, tandis que pour d’autres, la mise à distance des corps a réduit le nombre de séances voire, les a suspendues du fait de contingences matérielles et familiales personnelles et au regard de ce qu’est pour chacun l’expérience de l’analyse et de là où il en est.
Du côté de l’analyste, les questions du silence et de la scansion, davantage peut-être que celle de la fin de la séance sont venues m’interroger.
Cette distanciation, l’intensité du silence, laissant la place aux grésillements et aux bruits environnants ou d’une parole hors corps mais pas désincarnée, m’ont amené parfois à intervenir davantage, ressentant la nécessité de procéder à une relance ou à des interventions plus fréquentes ou encore, à marquer la fin de la séance par une phrase d’accompagnement ; le patient ne pouvant être physiquement raccompagné vers la sortie du cabinet.
Sensation étrange d’une parole venant peut-être combler l’absence du corps de l’analysant. Marque d’un contre-transfert ?