Le discours de l’analyste, l’envers du discours « ère-haine »

L’appel de 2017

En mars 2017, un appel lancé par la psychanalyste Christiane Alberti et trente-et-un de ses confrères français de différentes obédiences, soutenu également par de nombreuses personnalités, exhortait à faire barrage « contre Marine Le Pen et le parti de la haine » lors de l’élection présidentielle.

Un texte nécessaire à l’époque, dans le double contexte inédit d’un pays encore sous état d’urgence post attentats du 13 novembre 2015 et de l’effondrement des partis traditionnels. Alors qu’au premier tour, les Français durent se prononcer pour l’un des onze candidats en lice, ce sont Emmanuel Macron et Marine Le Pen qui s’affrontèrent au second.

Si l’actuel président de la République l’a emporté au soir du 6 mai 2017 avec 66,1% des voix, les analystes politiques pointeront rapidement un niveau d’abstention élevé (plus du quart des inscrits) et un record de votes blancs ou nuls (plus de quatre millions).

Cet appel des psychanalystes recueillera 16 044 signatures.

Les résultats des dernières élections européennes font plus que jamais surgir la menace d’une mainmise dans les prochaines semaines de l’extrême droite sur la gouvernance du pays.

« L’inconscient c’est la politique »

Il est grandement nécessaire de réaffirmer ce que nos collègues signataires exprimaient en 2017, à savoir qu’il « n’y a pas de psychanalyse digne de ce nom sans l’état de droit, sans la liberté d’opinion et celle de la presse, sans la respiration et la dynamique d’une société ouverte » ; et faire comme eux, référence à l’aphorisme de Jacques Lacan, « L’inconscient, c’est la politique ». 1

L’organisation de notre société, celle de ce premier quart de XXIe siècle, est en effet aussi le résultat de l’inconscient collectif trouvant ses fondements dans les grands mythes.

En 2017, les Français ont élu celui qui nous exhortait à « Marcher », introduisant une dynamique qui aujourd’hui ressemble plus à une fuite en avant, inapte à écouter les appels de la rue et apporter réponses aux demandes de nos contemporains.

Que nous dit aujourd’hui le Rassemblement National et que dit-il de nous ?

Psychologie de masse et mythologie de la France

Le slogan du RN pour les européennes de 2024 est on ne peut plus clair : « La France revient ». Réduisant son discours à la problématique du nationalisme versus « la mondialisation », il occulte les questions existentielles qui minent la société et devraient occuper le débat public : dérèglement climatique, chute de la biodiversité, mouvements migratoires planétaires (selon les données publiées par les Nations Unies, en 2020, il y aurait 241 millions de migrants internationaux auxquels il faut mettre en perspective les 135 millions de déplacés climatiques observés entre 2016 et 2021, soit 21,5 millions de nouveaux déplacements par an ) 2, place de l’homme face aux machines et à l’intelligence artificielle, etc.

Il surfe sur une vision alarmiste et hautement sécuritaire de la France sous couvert de libérer le peuple de ses angoisses et de protéger les individus d’une perte d’identité.

Une analyse s’appuyant sur la théorie du « grand remplacement », abondamment exploitée par Éric Zemmour lors de la campagne pour la présidentielle de 2022, qui trouve sa source littérale dans l’ouvrage éponyme publié au début des années 2010 par Renaud Camus 3.

Théorisant la substitution démographique et culturelle qui aboutirait au remplacement progressif des populations européennes d’origine dites « de souche » et la dissolution d’une « identité française » fantasmée, c’est le mantra de l’extrême droite d’aujourd’hui, comme d’hier.

Il était déjà ancré dans les milieux nationalistes de la fin du XIXe siècle. Rappelons les mots de Edouard Drumont dans La France juive publié en 1886 dans lequel il prétend « décrire les phases successives de cette Conquête juive, d’indiquer comment, peu à peu, sous l’action juive, la vieille France s’est dissoute, décomposée, comment à ce peuple désintéressé, heureux, aimant, s’est substitué un peuple haineux, affamé d’or et bientôt mourant de faim ». 4

Ce mythe est d’autant plus puissant qu’il s’appuie sur notre histoire collective (revisitée). Il renvoie à l’effondrement au Ve siècle de l’empire romain, pensé à posteriori comme chrétien, face au crime originel de Jésus (par le peuple « déicide » juifs), puis face au déferlement des « barbares » (les Huns, les Goths). « A notre cosmopolitisme, à notre dilettantisme, à notre cher nihilisme, pour dire le mot qui résume le mieux notre déracinement moral, la grande ville catholique restitue leur sens complet, en même temps qu’elle leur donne une haute allure », écrivait Maurice Barrès en 1891 5. C’est aussi une référence à Charles Martel, affrontant les troupes arabo-berbères d’Abd al-Rahmân lors de la bataille de Poitiers, qui participe plus d’une construction mentale que d’un fait historique d’ampleur.

« Or, aussi bien que des individus, il a existé des époques mythomanes (…) Ainsi les périodes les plus attachées à la tradition ont été aussi celles qui prirent avec son exact héritage le plus de libertés. Comme si, par une singulière revanche d’un irrésistible besoin de création, à force de vénérer le passé, on était naturellement conduit à l’inventer », écrivait l’historien Marc Bloch dans une publication posthume. 6

Pour le RN, hausse du pouvoir d’achat, baisse du chômage, relance de l’industrie, lutte contre le vieillissement de la population (« de souche »), l’insécurité et la désintégration de la structure familiale trouvent leur solution dans le rejet de l’étranger hors du territoire national et la mise en place de renforcements des contrôles aux frontières.

Dans « Psychologie des masses et analyse du moi » paru en 19217 , Sigmund Freud aborde la notion d’altérité et son importance dans la constitution de l’identité individuelle et collective. Le refus de l’autre mène au repli sur soi, à une forme de nécrose sociale déployant le faux espoir d’un continuum ou d’un retour à un âge d’or totalement fallacieux. Devant l’arrivée en Europe et en France de Syriens fuyant la guerre, Marine Le Pen déclarait ainsi en 2005 que « sans nulle action de la part du peuple français, l’invasion migratoire que nous subissons n’aura rien à envier à celle du IVe siècle et aura peut-être les mêmes conséquences ». 8 La société française « d’avant » apparaît dans le discours du RN comme homogène (pure ?) sur le plan ethnique, culturel et cultuel.

Société post-covid, société du repli

L’aspiration au repli identitaire n’est par ailleurs pas étrangère aux différents confinements auxquels nous avons été soumis en 2020/2021 lors de la pandémie de Covid 19. Comme le note Pierre Mercklé, chercheur en sciences sociales au CNRS, « on a certes repris des relations mais elles sont beaucoup plus de l’ordre de l’entre-soi, avec des formes de repli sur les proches, sur les personnes qui nous ressemblent le plus, du point de vue de l’âge, du genre, de la classe sociale » 9.

De fait, en l’absence de certaines interactions habituelles (travail, transports, soirées), les individus se sont « repliés », par la force des choses, sur leur famille et/ou leur voisinage, cercles où affinités et similarités sociales prédominent. Aussi peut-on considérer que le RN, au travers de son message protectionniste et de « préférence nationale », profite de ce que l’on pourrait appeler une « opportunité », et répond à une tendance sociétale forte issue de notre histoire collective récente.

Le couple Le Pen – Bardella, discours du maître

Le RN a emporté, au niveau national, 31,4% des voix le 9 juin dernier.

La séduction opérée tient aussi bien sûr au « couple » Le Pen – Bardella, qui sont communément appelés par leur prénom instaurant des rapports d’égal à égal avec leurs électeurs et au-delà, l’une sachant « parler avec ses tripes » (référence lacanienne déjà évoquée dans l’appel de nos confrères en 2017 au sujet de Marine Le Pen), l’autre offrant le visage policé, technocratique et impavide de celui qui sait (dans la suite d’un Emmanuel Macron jeune, fringant, lisse, affichant une confiance en ses actions et leurs réalisations, arborant la position de sauveur, maîtrisant  les tenants et aboutissants de l’action politique).

Le double visage du RN, assuré et rassurant, synthétise celui du maître au sens où l’entend Jacques Lacan. « Ce à quoi vous aspirez comme révolutionnaires, c’est à un maître. Vous l’aurez ! », lance-t-il en 1969 10. Lacan commence cette leçon en affirmant que l’envers de la psychanalyse, c’est le discours du maître. Le discours de l’analyste, dit-il, c’est un contrepoint du discours du maître. Les termes échangent leurs places en diagonal. Symétrie par rapport à un point, qui fait que le discours psychanalytique se trouve au pôle opposé au discours du maître. C’est aussi en ce mouvement diamétralement opposé, dans un mouvement rotatif, que le discours de l’analyste est « révolutionnaire » face à celui du maître.

Le discours du maître « prend ici l’accent au niveau de la politique », dit Lacan. Dans la leçon du 20 mai 1970, Lacan montre que le « m’être » fait le maître.  Discours donc diamétralement opposé à celui du maître, mettant est en position d’agent, non plus le S1, signifiant maître mais l’objet a, cause du désir. Le maître recherche le sens, l’analyste écoute la parole du sujet au niveau des signifiants, puisqu’il est marqué du savoir de l’Autre. Le psychanalyste se tient dans une position de recherche hors sens, ce qui n’est pas sans une certaine complexité dans une société où tout porte à donner sens et loger le sujet dans modèle normalisé.

Dans les mathèmes de Lacan, le discours du maître met le S1, signifiant maître en position d’agent et le reste, le produit, la perte, du côté de l’objet a. Contrairement au discours du maître, celui de l’analyste met l’objet cause du désir en position d’agent, tandis que le S1 est placé au niveau de la perte.

Le discours du RN, dans son fond et sa forme autoritaires, illustre un contrôle de la situation, une emprise de savoir (au niveau du Grand Autre) sur le sujet, auquel près d’un tiers des votants s’est rallié lors des dernières élections du 9 juin dernier.

Le président de la République, dans l’après-coup de sa défaite et son désaveu a, décidé de manière pulsionnelle de dissoudre l’Assemblée nationale, remettant la responsabilité  du choix du pouvoir législatif aux électeurs. La jouissance et la pulsion de mort ont pris le pas sur l’autorité surmoïque et l’acceptation de la castration. Régression infantile, geste irraisonné, ouvrant la voie/voix à l’ère de la haine.

La démocratie implique la confrontation des idées et des cultures et non de s’en remettre à la parole unique et partiale d’un leader jetant des anathèmes. L’assurance du RN est un leurre, ne donnons pas l’occasion à ses leaders de démontrer leur incapacité à gouverner dans la haine de l’autre.

Agissons avant.


  1. Séminaire XIV, « la logique du fantasme » (1966-1967) – non publié. ↩︎
  2. UNHCR – https://www.unhcr.org/be/activites/changement-climatique-et-deplacements. ↩︎
  3. Renaud Camus, Le grand remplacement (3ème édition), éditions Blurb incorporated, 25 mai 2015. ↩︎
  4. Mentionnons à cet égard les déclarations récentes de Alain Finkielkraut et Serge Klarsfled, signes d’une détresse collective au sein de la communauté juive de France. ↩︎
  5. Maurice Barrès, Trois stations de psychothérapie, Perrin et Cie éditeur, 1891. ↩︎
  6. Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien [publication posthume en 1949], Armand Colin, Paris, 1997. ↩︎
  7. Massenpsychologie und Ich-Analyse, éditions PUF, 1921. ↩︎
  8. Lors d’un meeting à Arpajon dans l’Essonne dans le cadre du lancement de la campagne des régionales en 2015. ↩︎
  9. Interview dans Le Dauphiné Libéré du 4 mai 2024. ↩︎
  10. Séminaire XVII, « L’envers de la psychanalyse » (1969-1970), éditions PUF. ↩︎
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